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Les structures mélodiques et supramoléculaires rythment les journées de Jean-Marie Lehn

9 mars 2018
par Cécile Galle
Durée de lecture : 6 min

RENCONTRE

Pionnier dans le domaine de la chimie supramoléculaire et Prix Nobel de Chimie en 1987 pour sa contribution majeure à la connaissance des bases chimiques de la reconnaissance moléculaire (conjointement aux Pr Donald J. Cram et Charles J. Pedersen), le Pr Jean-Marie Lehn est également passionné de musique. Rencontre à Bruxelles, en marge de sa leçon inaugurale au « Baillet Latour Interdisciplinary Program in Translational Medicine ».

 

Professeur Lehn, quelle place occupent l’art et la musique dans votre vie ? Un parallélisme et des liens peuvent-ils s’établir entre art et science, démarche artistique et méthode scientifique ?

La musique est très importante. Je joue du piano tous les jours, depuis toujours. Dans la musique, on retrouve une structuration, une organisation, à la fois horizontale et verticale, ce qui la rapproche peut-être, d’une certaine manière, de la chimie supramoléculaire. La musique forme et structure également l’esprit, c’est quelque chose de très intéressant. Des travaux récents ont notamment montré que le cerveau répond et réagit de façon très élaborée à la musique.

Certains compositeurs vous inspirent-ils plus que d’autres ?

J’apprécie tout particulièrement Beethoven et Bartók. Les compositions structurées, très construites. J’aime aussi beaucoup l’opéra, qui rajoute le chant et l’action scénique à la musique.

Cette relation entre musique et chimie est fascinante. D’autres formes de création artistique vous paraissent-elles également intéressantes à cet égard ?

La peinture. Et la sculpture aussi, qui est sans doute assez proche, finalement. Il y a la forme de l’objet, l’aspect spatial, tridimensionnel, comme dans les structures moléculaires… et supramoléculaires.

Vos travaux ont révolutionné la connaissance et la compréhension des mécanismes impliqués dans la façon dont les molécules se reconnaissent, s’assemblent et communiquent entre elles. Comment vos recherches dans ce domaine ont-elles démarré ?

A mon retour de post-doctorat, je me suis d’abord intéressé au fonctionnement du système nerveux, à la transmission de l’influx nerveux et à la façon dont les membranes axonales réussissaient à distinguer les ions sodium et potassium qui les traversaient.

Ceci m’a conduit à développer des modèles plus complexes, sous la forme de cryptes et de cavités, capables d’identifier et de différencier un ion parmi d’autres. Des entités chimiques capables de reconnaître une structure sphérique particulière dans une collection de sphères.

C’est de là qu’est née l’idée de la reconnaissance moléculaire. La spécificité d’objets chimiques qui se reconnaissent, notamment par une complémentarité de taille et de forme. Tous les processus biologiques commencent par une reconnaissance moléculaire. C’est un mécanisme central chez tous les organismes vivants.

J’ai alors été amené à explorer la notion d’interactions. Pour qu’il y ait reconnaissance moléculaire, il doit y avoir interactions entre molécules.

Les interactions supramoléculaires sont des liaisons non-covalentes, qui s’établissent au-delà de la structure moléculaire. Ceci implique la formation de structures chimiques plus sophistiquées, avec une organisation spatiale, géométrique. La création d’une architecture moléculaire.

Il s’agit d’une chimie de ce que font les molécules lorsqu’elles sont ensembles, se rencontrent et interagissent, de la manière dont elles échangent l’information (je parle aussi parfois de « sociologie moléculaire »…). Une chimie au-delà de la molécule elle-même… Une chimie supramoléculaire.

Quels sont les types de molécules concernés et leurs implications fonctionnelles ?

C’est un domaine très vaste, qui est présent partout et qui concerne toutes les molécules: de l’eau aux structures moléculaires les plus complexes, comme les protéines et l’ADN. Ces structures chimiques sont aussi impliquées dans de nombreux phénomènes biologiques, telles les interactions récepteur-ligand, enzyme-substrat et antigène-anticorps.
La chimie supramoléculaire détermine la manière dont les molécules s’organisent et communiquent entre elles ; elle permet donc aussi de définir et moduler leurs propriétés fonctionnelles.

Quels ont ensuite été vos axes de recherche ?

Nous avons ensuite travaillé sur l’idée d’une chimie adaptative, parce que les objets supramoléculaires sont également dynamiques au plan de leur constitution.

Les interactions supramoléculaires s’avèrent être relativement « faibles ». Elles se modifient et évoluent par association-dissociation. Elles peuvent donc se rompre puis se rétablir. Ce sont des réactions chimiques potentiellement réversibles. D’où la notion de liaison dynamique, au niveau moléculaire et supramoléculaire.

Ceci peut notamment être le cas sous l’effet de variations des conditions ou de composants du milieu environnant. Si l’on modifie, par exemple, les conditions physiques (température, pression, champs électrique ou magnétique) ou chimiques (solvant, addition de protons ou d’ions) de l’environnement, la structure chimique peut également se transformer, en incorporant ou en rejetant certains éléments. Ceci nous amène à la notion de chimie adaptative (qui s’adapte à l’environnement) et constitutionnelle (qui concerne la constitution de l’objet chimique).

Il s’agit donc d’une pensée différente de la matière, qui pourrait contribuer à l’émergence de nouveaux matériaux et polymères auto-réparants ou biodégradables.

Ce concept innovant de chimie dynamique, adaptative et constitutionnelle, pourrait-il permettre le développement de nouvelles approches thérapeutiques ?

C’est évidemment d’abord un long travail d’application des concepts de base. Il est difficile de trouver des champs d’application et il faut toujours rester extrêmement prudent, et ne pas trop extrapoler, au plan des perspectives médicales.

Il faut aussi rappeler que la recherche appliquée est un tout autre travail. C’est un long processus, qui nécessite la contribution de nombreux autres intervenants et domaines de recherche afin de parvenir à dégager de nouveaux traitements éventuels.
On peut néanmoins imaginer des débouchés dans plusieurs secteurs, notamment celui des biomatériaux et des dispositifs médicaux.

Quelles sont les pathologies qui pourraient en bénéficier ?

Nos travaux ont récemment contribué à l’élaboration d’une nouvelle génération de valves cardiaques synthétiques, composées de polymères biocompatibles et biodégradables.

Les propriétés structurelles et topographiques de ces prothèses facilitent leur colonisation et leur remplacement progressif par les cellules du patient. Ceci devrait permettre, à terme, une reconstitution tissulaire et une récupération de la fonction valvulaire en évitant les problèmes posés par les traitements classiques (anticoagulation, ré-interventions et risques de rejet, notamment).

Les résultats des études préliminaires sont encourageants. Les premiers essais cliniques sont actuellement en cours chez des patients porteurs de malformations cardiaques congénitales.

D’autres perspectives de développement s’orientent aussi vers les médicaments anti-hypoxiques, qui pourraient être utilisés dans le traitement de certaines maladies cardiovasculaires ou tumorales, notamment digestives.

 

Retrouvez la vidéo de la leçon inaugurale du Pr Lehn au « Baillet Latour Interdisciplinary Program in Translational Medicine » sur le site web de l’I3h.

 

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