Série (1/2) Discussion avec un médaillé Fields
Les cheveux en bataille, hyperactif, mais néanmoins souriant et surtout excellent vulgarisateur, le Pr Hugo Duminil-Copin s’est vu attribuer la médaille Fields en 2022. Cette récompense, décernée tous les quatre ans, est souvent présentée comme étant le prix Nobel des mathématiciens. Mais, contrairement aux prix Nobel, elle n’est remise qu’à de jeunes scientifiques, des chercheurs âgés de moins de 40 ans.
Invité voici quelques jours à l’ULB pour un séminaire scientifique, puis à une session de l’opération « Science & Cocktails » organisée par le Pr Stéphane Detournay (Physique théorique et mathématique, ULB), le Pr Hugo Duminil-Copin a le verbe facile et enjoué. « Parce que non, le métier de mathématicien n’est pas un travail d’ermite. Et oui, pour progresser dans ce domaine, il faut partager, discuter avec les autres », confie-t-il.
Les transitions de phase
« Mes travaux à l’Université de Genève et à l’Institut des Hautes Études Scientifiques (IHES) de Bures-sur-Yvette (près de Paris) portent principalement sur les transitions de phase, le modèle d’Ising et la percolation », lance-t-il. Dit comme cela, cela semble un peu obscur. On peut compter sur le mathématicien pour rendre les choses plus limpides.
« Les transitions de phases, ce sont des changements brusques de comportement d’un système », explique-t-il. « Il peut s’agir d’un système physique, d’un système chimique, d’un système lié au comportement de groupes humains. Le concept de système est en réalité particulièrement vaste. »
Le mathématicien prend l’exemple de l’eau. « Quand on la refroidit à zéro degré, elle devient de la glace. Les mêmes molécules changent complètement de comportement en passant sous zéro degré. De liquides, elles deviennent solides et, dans le même temps, elles prennent plus de volume. Que se passe-t-il lors de ce changement de phase ? C’est ce que je tente d’expliquer avec les mathématiques. »
Le chercheur s’intéresse surtout à deux phénomènes de transition de phase: le problème de l’aimantation et celui de la porosité.
« Si on chauffe un aimant à une certaine température (appelée température de Curie), l’aimant perd son aimantation. Il arrête d’être un aimant », explique-t-il. « La température a donc un impact sur la possibilité d’un matériau à être un aimant ou non. Mon but est de comprendre cette transition de phase entre un matériau paramagnétique et un matériau ferromagnétique. »
Le tassement du café et les labyrinthes aléatoires
L’autre phénomène de transition de phase qui l’occupe, celui que le mathématicien préfère, concerne la porosité des matériaux. « On parle souvent de percolation, avec l’image du café qui percole quand on le prépare », reprend-il. « En fonction du tassement du café moulu, les résultats seront très différents. Soit on le tasse trop. Il sera alors peu poreux et ne laissera pas passer l’eau. Soit il est trop peu tassé, et sera trop poreux. L’eau va passer très facilement, et on obtiendra au final un jus de chaussette. Concernant cette porosité, la transition est également très rapide. C’est ce qui fera un bon café ou un jus insipide. »
Pour comprendre ces phénomènes de porosité, les mathématiciens ont introduit la notion de labyrinthes aléatoires ou de graphes aléatoires. « On s’intéresse aux propriétés d’« interconnectabilité » de ces graphes aléatoires. C’est cela la théorie de la percolation », précise Hugo Duminil-Copin.
L’universalité des modèles mathématiques
Pour les aimants, le modèle mathématique qui concerne cette transition de phase s’appelle le modèle d’Ising. « Celui-ci permet, d’une façon générale, de comprendre les phénomènes coopératifs. Il est basé sur les observations du comportement des aimants, bien connu des scientifiques. Quand on met deux aimants ensemble, le pôle positif de l’un veut rejoindre le pôle négatif de l’autre: les aimants veulent s’aligner. C’est une sorte de modèle de coopération pour lequel on retrouve des applications dans de nombreux autres domaines. Par exemple, la diffusion de rumeurs. Le modèle d’Ising permet aussi de comprendre les réseaux de neurones. »
« Un modèle, c’est comme une caricature. Une caricature mathématique qui explique ce qui se passe dans le système », précise-t-il.
« Là où les phénomènes physiques n’ont aucun lien entre eux, les modèles mathématiques d’Ising et la théorie de la percolation ont un lien très fort », assure le mathématicien. « Il est possible d’utiliser le modèle de la percolation pour comprendre le modèle d’Ising, et vice-versa. C’est là mon travail de tous les jours. J’utilise l’abstraction du modèle mathématique pour créer des liens entre des phénomènes physiques différents. Et pour, finalement, utiliser le meilleur des deux pour mieux comprendre ce qui se passe dans la Nature. Ce qui fait la force des modèles mathématiques, c’est leur universalité », conclut-il.