Au cours de vos balades nocturnes, vous avez certainement remarqué des groupes de papillons de nuit tournoyant autour des lampadaires allumés. Cette pollution lumineuse directe s’ajoute à une pollution diffuse, le « skyglow », causée par la lumière artificielle dispersée dans l’atmosphère. Quels impacts ces deux types de pollutions lumineuses ont-ils sur les communautés de papillons de nuit ? Une étude menée par Dr Evert Van de Schoot, sous la direction du Pr Hans Van Dyck et de la Pre Renate Wesselingh à l’UCLouvain, montre qu’au sein des jardins éclairés, tant le nombre d’individus que d’espèces décline fortement.
Prendre une lanterne pour une étoile
Mais avant toute chose, pourquoi ces petites bêtes sont-elles tant attirées par les lampadaires ? Depuis quelques années, cette question taraude les scientifiques. « Différentes théories ont été émises, mais la plus convaincante a été formulée l’an dernier. Plusieurs espèces de papillons de nuit utiliseraient la lumière naturelle, notamment celle réfléchie par la Lune et celle émise par les étoiles, comme des indicateurs pour garder une position correcte en vol. Plus précisément, le papillon en vol maintient toujours sa partie dorsale orientée vers la lumière. Lorsqu’il doit manœuvrer pour échapper à un prédateur ou gérer un conflit avec des congénères, il reprend ensuite un vol stable en utilisant des informations sensorielles lui permettant de tourner le dos à la Lune ou aux étoiles », explique Hans Van Dyck, professeur d’écologie comportementale à l’UCLouvain.
« Les lampadaires sont probablement perçus par les papillons de nuit comme des lunes ou des étoiles. En cherchant constamment à orienter leur dos vers cette lumière synthétique, dont la forte intensité masque celle de la lumière naturelle, ils finissent par tourner en boucle autour de ces sources artificielles, se retrouvant véritablement piégés. Cela a des conséquences physiologiques délétères : ils cessent notamment de se nourrir et leur système sensoriel est complètement saturé.» La perception des corps célestes, repères essentiels à la navigation sur de longues distances des papillons de nuit migrateurs, est également perturbée.

Un projet de sciences citoyennes
Pour déterminer, et discriminer, les impacts de cette pollution lumineuse directe et du skyglow sur les communautés de papillons de nuit, les chercheurs louvanistes ont posé, à plusieurs reprises durant deux ans, des pièges dans 24 jardins en Belgique.
« Afin de ne pas comparer des pommes et des poires, notre choix s’est porté sur des jardins similaires en termes de superficie, de présence de plantes hôtes et nectarifères, mais aussi d’arbres et d’arbustes indigènes associés à une végétation herbacée peu tondue », indique le chercheur au sein de l’équipe Behavioural Ecology & Conservation de l’UCLouvain.

Des jardins soumis à une pollution lumineuse progressive
En Belgique, la pollution lumineuse diffuse (dite aussi indirecte) est omniprésente : il n’existe plus de véritable nuit noire. Le skyglow est toutefois plus marqué au nord du pays, région davantage urbanisée, qu’au sud du Sillon Sambre-et-Meuse. Pour évaluer son impact sur les papillons de nuit, les chercheurs ont sélectionné 12 jardins dans les Brabants wallon et flamand, ainsi que 12 autres autour de Rochefort.
Dans chacune de ces deux zones, la moitié des jardins choisis étaient fortement exposés à l’éclairage public : les pièges y étaient installés à moins de 30 m d’un lampadaire non obstrué par des arbres ou des clôtures. L’autre moitié des jardins étaient considérés comme ‘sombres’, dans le sens où les pièges étaient installés à plus de 30 m d’un lampadaire ou si la lumière artificielle était partiellement masquée par des obstacles.
Pour dénombrer et identifier les papillons de nuit, deux méthodes ont été utilisées : des pièges à lumière et des pièges à appât garni d’un doux mélange de vin et de sucre (dénué de lumière). « Si, globalement, le premier système attire davantage d’animaux que le second, leur combinaison permet de capturer des espèces avec un profil écologique différent. Et donc d’avoir une vision plus large de la communauté présente », explique Pr Van Dyck.

Déclin du nombre d’individus et d’espèces de papillons de nuit
Résultats ? « En ce qui concerne l’abondance, donc le nombre de papillons, la pollution lumineuse diffuse (skyglow) a peu d’effet. En revanche, dans les jardins à moins de 30 m, d’un lampadaire fonctionnel, on constate une baisse de 42 %, toutes espèces confondues », précise Pr Van Dyck.
Les lampadaires impactent aussi la richesse spécifique, c’est-à-dire le nombre d’espèces. « Selon les méthodes de piégeage, les résultats varient : le piège lumineux indique une baisse de près d’un tiers (28 %) du nombre d’espèces, tandis que le piège à appât révèle une diminution de 40 % du nombre d’espèces. »
La pollinisation nocturne mise à mal
Ces déclins sont significatifs et les conséquences sur le fonctionnement des écosystèmes pourraient être lourdes.
Notamment, et trop peu le savent, car les papillons de nuit sont de grands pollinisateurs. « Lorsqu’on évoque les pollinisateurs, on pense immédiatement aux abeilles et à leur rôle diurne dans la pollinisation des plantes qui nous nourrissent — fruits, légumes, céréales. Pourtant, la nuit aussi, de nombreuses plantes, surtout des espèces sauvages, sont visitées par des insectes, en particulier par les papillons de nuit. Dès lors, le déclin global de la pollinisation ne représente pas seulement un enjeu agricole, mais constitue également un problème écologique majeur pour les plantes sauvages et toutes les espèces qui en dépendent », explique le Pr Hans Van Dyck.
Une étude a révélé que les plantes exposées à une pollution lumineuse directe recevaient en moyenne 62 % de visites nocturnes en moins que celles situées dans des zones sombres !
Des relations proie-prédateur perturbées
Herbivores, les papillons de nuit sont aussi des hôtes pour les parasitoïdes (de nombreuses espèces de guêpes pondent sur ou dans les œufs et les chenilles de papillons de nuit) et une source de nourriture essentielle pour des invertébrés ou des vertébrés, comme les oiseaux nocturnes et les chauves-souris. Le déclin de leur abondance entraîne donc une réduction du nombre de proies disponibles.
De plus, d’autres études menées par d’autres chercheurs, ont démontré la modification générale des interactions prédateurs-proies à cause de la pollution lumineuse. « Et cela profite généralement aux prédateurs, en favorisant soit une plus grande abondance locale de proies, soit une meilleure visibilité de celles-ci, soit encore une perturbation de leurs mécanismes de défense », explique Pr Hans Van Dyck.
Et de conclure, « les impacts délétères de la pollution lumineuse sur les écosystèmes sont globalement largement sous-estimés. Des études récentes montrent que dans et sur le sol, mais aussi dans les rivières, les lacs et les océans, des organismes vivants (vers, plantes, poissons, bactéries, etc.) sont perturbés par les pollutions lumineuses. Notre pays présentant à la fois un skyglow intense et de très nombreux éclairages artificiels, il est nécessaire que des mesures de réduction des pollutions lumineuses soient prises à l’échelle régionale. » Et si, en tant que citoyens, nous faisions un premier pas en éteignant nos spots extérieurs et autres lanternes solaires au moment du coucher ?