Les terres agricoles de Wallonie suffiraient à produire, en agriculture biologique, l’ensemble de la nourriture nécessaire pour les populations wallonne et bruxelloise. Du moins, à condition de combiner plusieurs leviers, notamment adopter un nouveau régime alimentaire et réduire fortement le gaspillage. C’est ce que révèle une étude de modélisation réalisée par des chercheurs de Gembloux Agro-Bio Tech (ULiège). Cette étude souligne que la sécurité alimentaire ne repose pas seulement sur l’augmentation de la production, mais aussi sur des choix collectifs et l’utilisation réfléchie des ressources agricoles du territoire.
Trois régimes alimentaires envisagés
Les chercheurs ont voulu mettre en correspondance les besoins alimentaires avec la production locale en agriculture conventionnelle et en agriculture biologique, laquelle se caractérise par une diminution des rendements à l’hectare et par tête de bétail. Pour ce faire, ils ont identifié et retenu trois régimes alimentaires.
Le premier correspond au statu quo : les citoyens conservent leurs habitudes alimentaires actuelles, caractérisées par une consommation excessive de produits d’origine animale, néfaste pour la santé et nécessitant de grandes surfaces de terre agricole.
La deuxième option est un régime alimentaire issu de la littérature scientifique. Dénommé EAT-Lancet, il est le plus strict des trois régimes envisagés. En accord avec les recommandations de santé publique, il accorde une large place aux aliments d’origine végétale — fruits, légumes, noix, céréales complètes et légumineuses —, préconise une consommation modérée de produits animaux, et limite les apports en sucres ajoutés ainsi qu’en graisses saturées. Son objectif est de permettre de nourrir une population mondiale en croissance tout en respectant les limites écologiques de la planète.
Le troisième régime alimentaire envisagé a été proposé par un travail de recherche prospectif dénommé Ten Years for Agroecology, dont l’acronyme est TYFA. Il repose sur une alimentation nettement plus saine que celle absorbée actuellement, notamment en préconisant une réduction de la consommation de produits d’origine animale, mais de manière moins radicale que le régime EAT-Lancet.
« En effet, l’approche TYFA tient compte d’une réflexion agronomique intégrant le rôle essentiel des prairies — notamment leur contribution à la biodiversité, leur capacité à fixer le carbone, mais aussi l’azote grâce aux légumineuses qu’elles abritent, etc. Ainsi, la présence de ruminants est considérée comme importante pour maintenir ces prairies et les services écosystémiques qu’elles rendent », explique Jérôme Bindelle, professeur au Centre d’enseignement et de recherche TERRA.
Réduire le gaspillage alimentaire
Pour ces trois régimes, « les besoins alimentaires pour chaque catégorie d’aliments ont été pris en compte pour 4 950 000 personnes (soit la population de la région wallonne et de Bruxelles) pour une année entière » , explique Tom Desmarez, premier auteur de l’article, chercheur au Centre d’enseignement et de recherche TERRA.
Dans un premier scénario, le taux actuel de gaspillage alimentaire — estimé à 30 % — a été pris en compte. Il s’agit essentiellement des aliments que l’on tarde trop à consommer et qui pourrissent dans le frigo ou le cellier, ainsi que, dans une moindre de mesure, des pertes durant la récolte. Un scénario alternatif, avec un gaspillage réduit à 10 %, a ensuite été envisagé.
Rien que du bio
L’étude montre que, indépendamment de la pratique agricole, la Wallonie ne peut pas atteindre l’autosuffisance dans le cadre du régime alimentaire actuel. Et ce, même en optimisant l’usage des terres et en réduisant fortement le gaspillage. La raison ? La trop grande dépendance aux produits d’origine animale et aux grandes surfaces agricoles qui en découlent.
Toutefois, si la population opte pour le régime EAT-Lancet, que le gaspillage alimentaire est fortement réduit (moins de 10%) et que les terres sont gérées de manière optimale, l’autonomie alimentaire est possible sur notre territoire en production exclusivement … biologique !
Cela s’explique par le fait que ce régime inclut très peu de produits d’origine animale — seulement environ 7 grammes de bœuf par personne et par jour ! « Bien que d’autres viandes, comme le poulet, y soient autorisées, ce régime s’intègre toutefois mal dans le contexte agricole wallon où 45 % de la surface agricole est constitué de prairies permanentes qui, de par les rôles essentiels qu’elles jouent pour l’environnement (maintien de la biodiversité, fixation du carbone et de l’azote,… NDLR), doivent être préservées », indique Pr Jérôme Bindelle, vice-doyen à la recherche (Gembloux Agro-Bio Tech).
Autonomie alimentaire en conventionnel
« D’un point de vue agronomique, le régime TYFA est celui qui a le plus de sens en Wallonie. Il permet de maintenir les prairies en place, leur évitant de finir en champs cultivés. La consommation d’animaux monogastriques — principalement le porc et le poulet — est fortement réduite. En revanche, la viande rouge reste présente dans l’alimentation, car les ruminants jouent un rôle essentiel dans la fertilité naturelle des systèmes agricoles (évitant ou réduisant l’apport d’intrants chimiques, NDLR) », poursuit-il.
L’étude révèle que si la population se tourne vers le régime TYFA, mais continue de gaspiller 30 % de ses aliments, l’autosuffisance alimentaire est atteignable en utilisant presque toute la surface agricole actuelle wallonne en culture conventionnelle (donc avec l’utilisation de pesticides et d’engrais de synthèse). Toutefois, en réduisant ce gaspillage à 10 %, l’autonomie pourrait être atteinte en n’exploitant que 70 % du territoire agricole. En revanche, avec le système TYFA, l’autosuffisance n’est pas possible en production exclusivement biologique.
S’assurer un avenir serein
L’autarcie alimentaire n’est pas un objectif absolu, notamment en raison des importations nécessaires pour certains produits – comme les bananes – et de la variabilité des récoltes liée aux changements climatiques. « Cependant, savoir qu’un territoire pourrait satisfaire ses besoins alimentaires constitue un repère utile pour un développement territorial plus harmonieux », explique Pr Bindelle.
« De plus, si l’on veut réduire l’empreinte environnementale de notre alimentation, il est pertinent de limiter les transports internationaux de denrées. Cela soulève la question de l’utilité d’importer et d’exporter massivement des aliments. » A noter qu’aujourd’hui, nous dépendons à 80% des importations pour nous nourrir. « De même, nous avons observé de très fortes hausses des prix des denrées agricoles lors de l’invasion de l’Ukraine par la Russie. Or, ce type de crise pourrait se produire plus fréquemment à l’avenir. »
Le chercheur invite à se questionner : « Faut-il vraiment épuiser nos sols pour produire de grandes quantités de pommes de terre et de betteraves sucrières qui sont, respectivement, massivement exportées et consommées en excès par la population ? »
« Aujourd’hui, le territoire agricole wallon n’est capable d’assurer l’autonomie alimentaire que si la population modifie profondément ses habitudes alimentaires et réduit drastiquement le gaspillage. Il est crucial de préserver le potentiel agricole actuel et de limiter la perte de superficie due à l’urbanisation galopante », conclut Pr Jérôme Bindelle.