Albert Einstein, Ilya Prigogine et Auguste Piccard étaient des savants exceptionnels. Ils sont les pères de la relativité générale, d’importants développements en thermodynamique, lauréats de prix Nobel ou encore explorateur de la stratosphère et des abysses.
Et quand ils séjournaient en Belgique… ils étaient surveillés par la Police! C’est ce qu’on apprend lorsqu’on se rend aux Archives générales du Royaume (AGR).
Cette institution scientifique (qui relève de la Politique Scientifique fédérale – Belspo) conserve de multiples types d’archives. Parmi elles, celles de la Police des Etrangers: un service du ministère de la Justice.
Désormais accessibles au public, ces archives racontent une autre histoire de la Belgique. Et en ce qui concerne les dossiers « Einstein », « Piccard » et « Prigogine », elles nous plongent dans l’histoire des Sciences. Dans la « petite histoire des Sciences » en réalité: celle de la vie quotidienne de ses prestigieux acteurs vue à travers le prisme de divers services administratifs du royaume.
Trois dossiers parmi deux millions d’autres
« Ces trois dossiers individuels, comme plus de deux millions d’autres provenant de la Police des Etrangers et qui concernent les années 1839 et 1951, sont conservés chez nous, aux Archives Générales du Royaume », explique Filip Strubbe, conservateur de ce fonds aux AGR.
« Les voici. Et comme on le remarque tout de suite, celui concernant Albert Einstein est de loin le plus épais »…
Un paradoxe, d’ailleurs. Einstein n’a pas séjourné longtemps en Belgique: un peu plus de six mois en 1933, quelques semaines en 1932 et moins encore lors d’autres courts séjours auparavant, notamment à l’occasion de « Conseils Solvay ».
Auguste Piccard y a passé pour sa part de nombreuses années à enseigner à l’Université Libre de Bruxelles (ULB) et à préparer ses expéditions stratosphériques (avec le ballon « FNRS ») ou encore ses plongées en bathyscaphe (avec le « FNRS-2 ») en collaboration avec le Fonds de la Recherche Scientifique – FNRS.
Dans la salle de lecture des Archives Générales du Royaume, c’est à un véritable voyage dans le temps que nous entraîne Filip Strubbe. Un voyage au cœur de la Science? « Pas vraiment » explique l’archiviste. « Les dossiers des trois savants tenus par la police des Étrangers ne concernent quasi pas leurs travaux scientifiques. Ce sont avant tout des documents administratifs ».
Le dossier « Prigogine » se clôture avec la grande naturalisation du scientifique
Dans ces cartons jaunis, on retrouve même un extrait de casier judiciaire: celui du Pr Prigogine. Ce casier judiciaire, bien entendu vierge, comme le signale le procureur du Roi de Bruxelles en juillet 1948, a servi à alimenter son dossier de naturalisation.
Un an plus tard en effet, l’ancien réfugié apatride d’origine russe, formé à l’ULB avant d’y devenir professeur, se voit accorder la grande naturalisation belge. Le document de l’Administration de Sûreté publique du 29 septembre 1949, et versé au dossier, en atteste.
Après: plus rien! Avec cette naturalisation, le dossier d’Ilya Prigogine à la Police des Étrangers est devenu caduc. On n’y retrouve par exemple aucune trace de son déplacement en Suède en décembre 1977, afin d’y réceptionner… le prix Nobel de chimie qui vient de lui être attribué.
Les deux longs séjours d’Auguste Piccard
Le « dossier Piccard » porte pour sa part sur deux longues périodes distinctes. Il y a d’abord celle de l’entre-deux-guerres. Certains documents de cette période, munis de photographies d’identité, attestent de la jeunesse d’Auguste Piccard quand il arrive en Belgique en 1922 pour enseigner à l’ULB.
Juste avant le deuxième conflit mondial, le savant rentre en Suisse. Il reviendra à Bruxelles à la fin de l’occupation et reprendra ses travaux à l’Université Libre de Bruxelles. Il remplira à cette fin une demande de visa à la « Légation belge de Berne ».
La photo versée au dossier parle d’elle-même. Auguste Piccard a alors 60 ans et il présente ce visage si typique qui inspira Hergé pour son personnage du professeur Tournesol, dans les aventures de Tintin.
Le dossier concernant Albert Einstein est le plus épais
Des trois dossiers conservés aux AGR, c’est donc celui d’Albert Einstein qui est le plus épais. Notamment à cause des nombreuses coupures de presse qu’il contient.
« À l’époque, pour se tenir au courant des déplacements de personnes jouissant d’une certaine notoriété et qui faisaient l’objet d’un tel dossier, les services de police lisaient aussi les journaux, » reprend Filip Strubbe. Dans les années 1930, la période qui nous occupe ici, Einstein était déjà mondialement connu. Il avait reçu le prix Nobel de Physique en 1921.
« Pour les fonctionnaires de la Police des Étrangers, ces articles de presse permettaient aussi d’évaluer des menaces potentielles. Et bien entendu, pour Einstein, ces coupures montrent aussi la grande popularité dont il jouissait à l’époque de son séjour chez nous. »
À Coq-sur-Mer, Einstein aime se promener sur la plage
En 1932, le physicien suisse d’origine allemande trouve déjà refuge en Belgique pendant quelques semaines alors que les nazis viennent de prendre le pouvoir en Allemagne. Il séjourne en Ardenne, dans le hameau de Frahinfaz, non loin de Spa.
L’année suivante, il revient en Belgique, passe par Anvers et s’installe à Coq-sur-Mer, dans la villa Savoyarde, avenue Shakespeare. Une villa toujours debout aujourd’hui.
Les menaces proférées à l’encontre du savant incitent alors la Gendarmerie nationale à mettre en place une surveillance rapprochée de la villa, du savant, de son assistant autrichien Meyer et de son épouse: Elsa Einstein.
La gendarmerie d’Ostende veille sur le savant, son épouse et son assistant
Ce sont les gendarmes de la Compagnie de Bruges qui sont chargés de cette mission. Plus précisément ceux d’Ostende, comme le précise un des rapports signés par le Lieutenant Arnoul, commandant du District, et qui se retrouve dans le dossier conservé aux AGR.
Ce qui est extraordinaire dans ce rapport, c’est qu’il révèle certaines habitudes du savant à la côte. Bien sûr, l’Histoire a retenu qu’Einstein recevait de nombreux visiteurs au Coq, où il a séjourné six mois quasi de manière ininterrompue. On sait aussi qu’il appréciait les longues promenades dans les dunes et les menus gastronomiques servis au restaurant le Cœur Volant, où il déjeuna notamment avec James Ensor.
« Il laisse souvent ouverte la porte de sa villa… »
Mais le rapport de gendarmerie « confidentiel » et manuscrit signé par le Lieutenant Arnoul le 12 avril 1933 nous apprend aussi que le Prix Nobel avait ses petites habitudes. « Le professeur sort très peu; accompagné soit de Madame Einstein, soit de son assistant… » écrit le gendarme. « Il effectue deux ou trois courtes promenades par jour, de préférence sur la plage et suivant un horaire peu variable ».
Le commandant du district d’Ostende explique aussi le peu de cas qu’Einstein semblait faire des menaces dont il faisait l’objet. « Il est en principe adversaire de mesures spéciales de protection à son égard » , précise-t-il dans son rapport adressé à Bruxelles.
Il constate aussi « qu’il ne prend personnellement aucune mesure de protection, qu’il travaille très tard dans la nuit et qu’il laisse souvent ouverte la porte de sa villa ». Ce qui inquiète le Lieutenant Arnoul qui mentionne que le bureau du professeur est au rez-de-chaussée, à front de l’avenue et « que l’accès est très aisé »…
La nonchalance d’Einstein n’est cependant pas partagée par son épouse Elsa. Elle prendra personnellement la plume, le 7 août 1933, pour demander au Chef de Cabinet du ministre de la Justice « d’avoir la grande bonté d’installer une surveillance pour la sûreté de mon mari ». Avant d’expliquer plus loin, qu’à ses yeux « dans ce moment, la situation est très grave et qu’il existe la nécessité d’avoir une surveillance suffisante ». Dès le lendemain, le Lieutenant Arnoul est dépêché une nouvelle fois au Coq pour prendre toute la mesure de la situation.
Le 17 octobre 1933, Albert Einstein embarque à Ostende sur un bateau pour l’Angleterre. De là, il gagnera définitivement les États-Unis , où il a accepté un poste à l’Institute for Advanced Studies de Princeton. Son « dossier de police » belge ne grossira alors plus.
Cinq millions de dossiers de plus, mais combien de cerveaux?
Albert Einstein, Ilya Prigogine, Auguste Piccard ne sont pas les seuls scientifiques étrangers à avoir fait l’objet d’un « dossier » à la Police des Étrangers. « Nous conservons plus de deux millions de dossiers de ce fonds », rappelle Filip Strubbe. « Cela représente sept kilomètres de linéaires (d’étagères). Ces dossiers ne nous sont transmis que 60 ans après leur clôture. Depuis, l’Office des Etrangers, le service qui a pris la succession de la Police des Etrangers, a encore ouvert plus de cinq millions de dossiers. Nous devrons un jour trouver de la place pour héberger ces précieuses archives ».
Combien de Prix Nobel, de scientifiques qui vont révolutionner la Science mondiale ces documents renferment-ils? L’Histoire, qui voit aujourd’hui affluer en Belgique et plus largement en Europe un flot ininterrompu de réfugiés qui cherchent à se mettre en sécurité, comme jadis Einstein ou Prigogine, nous le dira. Rendez-vous en 2076?