Série (4 et fin) / Café philo autour de Platon
Les mathématiques… Outil du physicien, elles représentent le critère même de la science moderne. Si les activités de physicien, de mathématicien et de philosophe sont aujourd’hui bien séparées, ce ne fut que tardivement le cas, à partir du 19ème siècle. Avant cela, ces domaines étaient confondus. Newton, par exemple, écrivit plus sur la théologie que la physique. Mathématique et langage formaient, en Grèce antique, un couple inséparable.
Comment le système politique de Platon peut-il voir le jour?
Sylvain Delcomminette (ULB) : Lorsqu’il instaure dans ses écrits son système politique idéal, ce qu’il considère comme central dans ce régime, c’est l’éducation. Il propose une éducation identique pour tous, ce qui est radicalement nouveau, car seuls les privilégiés bénéficiaient d’une éducation à l’époque. A ce niveau, il y avait des disparités énormes. Et c’est autour de ce parcours éducatif que se réalise la sélection de ceux qui sont susceptibles d’être amenés à gouverner. Pour Platon, on doit donner ses chances à tout le monde. Inévitablement, certains se révèleront plus aptes que d’autres.
Quelle était sa position envers les mathématiques?
Sylvain Delcomminette : Platon est le premier philosophe à avoir pris les mathématiques au sérieux philosophiquement (on peut objecter qu’il y a d’abord eu Pythagore, mais historiquement, c’est difficile à démontrer, les deux écoles s’étant mutuellement influencées). Ce qui intéresse Platon dans les mathématiques, c’est avant tout qu’elles soient le paradigme d’une démarche méthodique.
Ce qui est important lorsqu’on démontre le théorème de Pythagore, c’est la démonstration. Connaître par coeur la formule n’a pas d’intérêt, c’est le cheminement qui conduit à la démontrer qui en a. Ainsi, ce qui l’intéresse, c’est la pratique des mathématiques comme fortification de l’intelligence et de la pensée. Pour lui, une intelligence fortifiée par les mathématiques peut ensuite se pencher sur des questions éthiques, ontologiques…
Nicolas Zaks (ULB): D’après Platon, la pratique des mathématiques permet d’habituer notre pensée à se tourner vers des objets non-sensibles, c’est-à-dire des objets qui ne sont pas perçus par nos sens. Quand un géomètre trace les lignes d’un triangle pour introduire le théorème de Pythagore, il ne raisonne pas sur le triangle particulier qu’il dessine (qui est éventuellement imparfait), il raisonne sur les propriétés de tout triangle, quel qu’il soit, ce qu’on pourrait appeler « l’essence du triangle rectangle ». De cette façon, les mathématiques préparent le philosophe à questionner méthodiquement l’essence des choses.
Sylvain Delcomminette : Platon n’utilise donc pas les mathématiques avant tout comme un outil pour expliquer le monde – à l’inverse de la science moderne. Il y a tout de même une exception dans l’un de ses ouvrages : le Timée, qui a exercé une grande influence sur la pensée de l’Antiquité. L’ouvrage est particulier en ce sens qu’il s’écarte de la forme dialectique et est présenté comme un mythe. Y est racontée la structuration mathématique du monde par un dieu, le démiurge, philosophe et mathématicien accompli.
Mais la physique demeure un domaine subordonné chez Platon. Aristote par contre, qui fonde la physique comme science, n’inclut pas les mathématiques dans sa réflexion. D’ailleurs, lorsque la physique mathématique va s’instituer à la Renaissance, ce sera à la fois contre Aristote et par un certain retour à Platon. Kepler ou Copernic étaient de grands admirateurs de Platon, beaucoup plus que d’Aristote.
Marc-Antoine Gavray (F.R.S.-FNRS / ULg): Il faut bien se rendre compte que les mathématiques, à cette époque, c’est la pointe de la science, et le Timée rend compte d’un état des mathématiques qui est le sommet des mathématiques de l’époque. On voit naître une réflexion sur la géométrie des volumes, un domaine qui apparaît d’ailleurs à son époque. Pour faire cette explication physique, Platon utilise ce qu’il y a de mieux à l’époque en mathématiques.
Il y a toutefois une différence majeure avec la physique mathématique contemporaine. Aujourd’hui, la physique, ce sont des équations, des rapports numériques que l’on essaye de comprendre, assorti de constantes… Ce n’est pas ça que l’on retrouve chez Platon : son explication du monde est d’abord géométrique. Une géométrie qui suppose aussi des rapports numériques, mais il veut comprendre à partir de la géométrie, ou en tout cas donner une explication vraisemblable de comment la matière est constituée.
Il développait seul ses théories?
Sylvain Delcomminette : Platon institue la première école philosophique et en réalité le premier établissement de recherche scientifique qu’est l’Académie. On demeure mal documenté sur cette institution, mais on sait en tout cas que c’était un lieu qui rassemblait les plus grands esprits et notamment les plus grands mathématiciens de l’époque, attirés par l’aura exceptionnelle de Platon. Bien que lui-même n’ait pas fait de découverte mathématique majeure, on peut penser (et certains témoignages le confirment) qu’il donnait certaines directions à la recherche qui s’effectuait au sein de l’Académie.
La philosophie platonicienne pourrait-elle nourrir la science moderne? Sur la question du temps par exemple?
Sylvain Delcomminette : J’aurais tendance à dire que non. Je ne pense pas que ce soit à travers ces questions que la philosophie platonicienne puisse enrichir la science contemporaine. Dans le Timée, il pose la question du commencement du temps, que tu peux certainement rapprocher de certains questionnements contemporains ; mais de là à dire que tu vas faire avancer la question… j’ai des doutes. C’est plutôt par l’inspiration d’une certaine méthode, d’une certaine pratique, que Platon demeure actuel même dans ce domaine.
Nicolas Zaks : Un élément essentiel à mes yeux est que dans la philosophie platonicienne – et dans la philosophie grecque en général -, la création ne se produit pas à partir de rien. Il existe un chaos primordial qui s’organise selon des principes plus ou moins rationnels, mais la création du monde ne se produit pas ex nihilo comme on peut le retrouver à partir de la chrétienté. Les cosmologistes contemporains, pour qui la question du commencement de l’univers est centrale, pourraient peut-être, en relisant le Timée, tirer quelque chose de cette conception non chrétienne de la création.
Marc-Antoine Gavray : Il y a tout de même une recherche de la beauté et de la pureté du modèle. Si on tient tant à chercher un beau modèle mathématique, qui fonctionne bien, parfait, avec des constantes aussi merveilleuses que celle de Planck, c’est sans doute quelque chose de l’ordre d’un héritage platonicien.