La collection des livres de poche d’Odile Jacob s’enrichit de la réédition des «Impostures intellectuelles» des professeurs de physique Alan Sokal (New York University) et Jean Bricmont (Université catholique de Louvain). Au banc des accusés, notamment, le sociologue et philosophe Jean Baudrillard insérant dans des phrases dénuées de sens une haute densité de mots scientifiques et pseudo-scientifiques. Le philosophe Henri Bergson et ses méprises sur la relativité. Le psychanalyste Jacques Lacan pour ses invocations de la logique mathématique et de la topologie. Le sociologue des sciences Bruno Latour analysant le contenu d’une théorie physique qu’il maîtrise mal. L’urbaniste français Paul Virilio confondant vitesse et accélération…
Tout commence par un canular
En 1996, Alan Sokal écrit un article-canular dans la prestigieuse revue étatsunienne d’études culturelles «Social Text». Cette parodie, «Transgressing the Boundaries: Toward a Transformative Hermeneutics of Quantum Gravity» (Transgresser les frontières: vers une herméneutique transformative de la gravitation quantique), est truffée de citations absurdes, mais authentiques, d’intellectuels renommés. Français et étatsuniens. L’article est accepté, publié…
Quand le texte paraît, Alan Sokal révèle le pot aux roses dans le magazine étatsunien «Lingua Franca». En 1997, il publie les «Impostures intellectuelles» avec Jean Bricmont. Leur objectif? Mettre en garde un large public contre l’usage intempestif de la terminologie scientifique. En soulignant les abus découverts par Alan Sokal lors de la préparation de sa parodie.
S’agit-il d’incompétence grossière, mais sincère, ou de fraude délibérée? Les deux physiciens ne se prononcent pas. Ils se contentent d’expliquer leur point de vue en pointant les circonstances culturelles qui ont permis à ces affirmations d’être à la mode sans être ouvertement critiquées.
Les auteurs répliquent à leurs adversaires
La parution du livre déclenche tout un débat. Pour le quotidien français «Libération», ses auteurs sont des scientistes pédants qui se contentent de relever les fautes de syntaxe dans les lettres d’amour. Selon le journal britannique «The Guardian», l’essai montre que la philosophie française utilise un jargon vide de sens.
La réédition du livre en format de poche s’ouvre sur une nouvelle préface… «Nous voulons expliquer en quoi ces deux caractérisations de notre livre sont erronées», disent Alan Sokal et Jean Bricmont. «Et, plus généralement, répondre à nos adversaires ainsi qu’à certains de nos partisans trop enthousiastes. En particulier, nous voulons dissiper bon nombre de malentendus. Nous nous proposons d’encourager un esprit critique qui est souvent inhibé par l’usage d’un jargon abscons. Nous ne cherchons nullement à discréditer indirectement une pensée en attaquant le style dans lequel elle est exprimée.»
«Personne, dans tous les comptes rendus et débats qui ont suivi la publication de notre livre, n’a présenté le moindre argument rationnel contre cette thèse. Et presque personne n’a pris la peine de défendre même un seul des textes que nous critiquons. Bien entendu, d’autres abus similaires existent et nous ne prétendons pas que notre liste soit exhaustive. Si nous nous sommes limités aux abus de la physique et des mathématiques, c’est parce que nous ne nous estimons pas compétents pour discuter d’autres domaines.»
L’enseignement est impacté
Alan Sokal et Jean Bricmont dénoncent l’effet néfaste de l’abandon de la pensée claire sur l’enseignement et la culture. «Les étudiants apprennent à répéter et à élaborer des discours auxquels ils ne comprennent pas grand-chose. Ils peuvent même faire carrière à l’université en devenant experts dans l’art de manipuler un jargon érudit. Après tout, l’un d’entre nous a réussi, grâce à trois mois d’étude, à maîtriser suffisamment le langage postmoderne pour publier un article dans une revue prestigieuse.»
«Finalement, souvenons-nous qu’il y a bien longtemps, il était un pays où des penseurs et des philosophes étaient inspirés par les sciences. Pensaient et écrivaient clairement. Cherchaient à comprendre le monde naturel et social. S’efforçaient de répandre ces connaissances parmi leurs concitoyens. Et mettaient en question les iniquités de l’ordre social. Cette époque était celle des Lumières. Et ce pays était la France.»