Pre Sophie Opfergelt © Christian Du Brulle

Surtout, n’oublions pas de garder à l’œil la glace invisible

11 décembre 2025
Carte Blanche par Sophie Opfergelt, Maître de recherches au FNRS, Professeure à l'UCLouvain, Membre de l’Académie royale de Belgique
Temps de lecture : 7 minutes

Si l’on nous demande de fermer les yeux et de penser à un paysage de montagne, ce sont très souvent des images de sommets enneigés et de glaciers alpins qui surgissent. Cette neige et ces glaciers font partie de la cryosphère, des parties du globe où l’eau est présente sous forme solide. La cryosphère concerne aussi les calottes polaires (les glaciers continentaux situés en Antarctique et au Groenland), la glace de mer, et la glace d’eau douce présente sur les lacs et les rivières. Une partie moins visible de cette cryosphère est également cachée dans le sol. C’est le pergélisol (en français) ou permafrost (en anglais). Et plus que jamais, ce pergélisol, tout comme l’ensemble de la cryosphère, mérite toute notre attention!

Les Nations Unies ne s’y sont pas trompées. Elles ont lancé cette année la « Décennie d’action pour les sciences cryosphériques » (2025-2034). Son but ? Renforcer les connaissances sur les milieux gelés de notre Terre (glaciers alpins, calottes polaires, pergélisol, glace de mer, neige, glace de lac et de rivière).

Où trouve-t-on du pergélisol ?

Le pergélisol, c’est un sol ou une roche dont la température reste inférieure à 0°C pendant au moins deux ans. Il est donc gelé en permanence. On le trouve principalement à haute latitude dans les régions polaires, mais aussi à haute altitude en montagne.

Contrairement aux autres éléments de la cryosphère qui sont majoritairement constitués d’eau solide (glacier, neige), le pergélisol est un sol ou une roche qui contient de la glace. Quand il se réchauffe, c’est la glace qu’il contient qui fond mais pas le sol ou la roche. C’est pour cette raison que l’on dit que le pergélisol dégèle (il ne fond pas).

Dans les régions polaires, le pergélisol occupe environ un quart de la surface des continents de l’hémisphère Nord, et une partie se trouve sous la mer. En montagne, la roche est gelée et la glace du pergélisol joue le rôle de ciment. Quand le pergélisol dégèle, la glace qui fond laisse du vide. Cette perte de structure conduit notamment à des effondrements en zone de montagne, ou à des affaissements de terrain en Arctique.

Contraste entre temps géologique et vie humaine

Sur notre planète, le pergélisol s’est formé au cours des périodes glaciaires du Pléistocène. On recense du pergélisol âgé de plus de 700 000 ans. C’est donc un objet géologique. Il s’est formé sur un temps long par rapport à une vie humaine. Si l’âge de la Terre était ramené à une année, une vie humaine représenterait une demi-seconde.

Dans le contexte actuel des changements climatiques, le dégel du pergélisol conduit à des transformations du paysage qui sont observables à l’échelle d’une vie humaine. On constate que le sol en Arctique peut s’affaisser de 2 cm par an dans des zones où le pergélisol est pauvre en glace, et de plus de 3 cm par an quand le pergélisol est riche en glace, voire localement à des effondrements. C’est donc un processus géologique visible à l’échelle d’une vie humaine, c’est-à-dire une fraction de seconde à l’échelle de l’âge de notre planète.

À titre de comparaison, les Alpes, formées par la collision de deux plaques tectoniques il y a environ 30 millions d’années, continuent encore aujourd’hui de s’élever de 1 à 2 mm par an, ce qui correspond au temps géologique long.

Une nouvelle réalité à décrire

Les transformations en zone de pergélisol ont un impact sur le paysage, les écosystèmes, les transferts d’eau et de nutriments, la qualité de l’eau, les infrastructures, ainsi que sur les émissions de carbone liées au dégel des restes organiques piégés dans le pergélisol.

La neige qui est généralement associée au froid dans notre esprit, crée ici de nouvelles réalités. Les zones d’affaissement permettent l’accumulation de neige en hiver, laquelle agit comme un duvet qui isole le sol des températures froides de l’air en hiver. Conséquence : le sol se réchauffe, la glace du pergélisol fond, et les zones d’affaissement s’approfondissent.

Les hivers plus doux connaissent des épisodes de gel-dégel qui provoquent la fonte de la neige et l’infiltration de l’eau de fonte qui forme des plaques de glace sur le sol. Cette nouvelle réalité empêche les rennes d’accéder aux lichens qui constituent la base de leur alimentation, posant ainsi des contraintes pour les peuples éleveurs de rennes.

Un vocabulaire spécifique en mutation rapide

Des mots sont nécessaires pour décrire les nouvelles réalités, comme les « taliks » qui sont des portions de sol qui restent désormais dégelées en hiver. Bientôt, certains mots utilisés ne correspondront plus tout à fait à la réalité.

À titre d’exemple, dans la langue tutchone du Sud des Premières Nations du Yukon au Canada, les mots désignant les mois de l’année sont des expressions qui décrivent une réalité vécue. Le mois de mai se dit « Tän ghar nzha », ce qui signifie « la glace forme des nids d’abeille », une référence au dégel printanier. Or dans la ville de Dawson située environ 300 km au nord du territoire tutchone du Sud, la rivière Yukon dégèle de plus en plus tôt au printemps. L’enregistrement de la date de dégel de cette rivière, effectué à Dawson depuis 1896, indique un passage de la mi-mai il y a 130 ans à la fin avril-début mai à présent. Si on transpose cette réalité chez les Tutchones du Sud, le mois de mai ne sera bientôt plus le mois où « la glace forme des nids d’abeille » puisqu’elle sera déjà partie.

Une approche systémique

Comprendre les métamorphoses en cours en zone de pergélisol nécessite d’intégrer les connaissances à tous les niveaux, d’avoir une approche systémique qui fait dialoguer les sciences exactes et les sciences humaines. Travailler à plusieurs échelles (locale, régionale, globale) et intégrer les savoirs et les connaissances des peuples autochtones, cela nécessite des approches interdisciplinaires et transdisciplinaires.

Cela représente un enjeu dans le monde de la recherche où les critères d’évaluation et l’attribution des financements sont principalement disciplinaires. Créer plus d’opportunités pour permettre le croisement des disciplines est indispensable pour faire face aux défis environnementaux et sociétaux actuels. En parallèle, les disciplines sont encouragées à repousser les limites du possible en fonction des avancées technologiques et des nouvelles approches qui sont continuellement développées.

Produire de nouvelles formes de compréhension de ces régions passe aussi par un dialogue avec d’autres formes de connaissance. L’art et la science sont deux approches différentes pour questionner le monde, avec leur langage propre. Faire résonner les deux, et explorer leur complémentarité, laisse l’opportunité de faire naître un territoire commun et de rendre visibles ou compréhensibles certains phénomènes.

Sensibiliser au rôle de la cryosphère

Outre la « Décennie d’action pour les sciences cryosphériques » (2025-2034), les Nations Unies mènent des actions ciblées pour sensibiliser au rôle de certains éléments de la cryosphère. L’année 2025 est désignée par les Nations Unies « Année internationale de la préservation des glaciers » pour leur rôle clé dans l’approvisionnement en eau potable. Chaque année, le 11 décembre, Journée internationale de la montagne des Nations Unies, met en évidence l’importance de ces zones. Plus précisément, cela permet de rappeler que les montagnes abritent plusieurs éléments de la cryosphère : la neige, les glaciers alpins et le pergélisol de haute altitude.

La communauté scientifique belge dans les milieux polaires, que ce soit en sciences exactes ou en sciences humaines, est très active proportionnellement à la taille de notre petit pays. Il faut se rappeler que la Belgique a une longue histoire polaire. En effet, de 1897 à 1899, l’expédition scientifique belge en Antarctique menée par l’explorateur Adrien de Gerlache de Gomery à bord de la Belgica fut la première expédition à avoir passé l’hiver dans la région Antarctique.

Poursuivre les efforts pour augmenter les connaissances de ces régions et sensibiliser au rôle joué par ces zones où la glace gagne sur l’eau, tel est l’enjeu pour que les paysages enneigés restent des images bien réelles quand on ferme les yeux, et non de lointains souvenirs à raconter aux générations futures.

 

Note : Chaque mois, Daily Science donne carte blanche à l’un(e) ou l’autre spécialiste sur une problématique qui l’occupe au quotidien. Et ce, à l’occasion d’une des journées ou semaines mondiales des Nations Unies. Aujourd’hui, la Journée internationale de la montagne

Haut depage