Depuis quelques décennies, nous traversons une série de crises (financières, socio-économiques, climatiques, politiques) qui affectent en profondeur nos sociétés, qui fragilisent leur organisation et qui favorisent l’émergence des extrémismes. Dans l’espace public ou sur les réseaux sociaux, le dialogue entre opinions divergentes devient de plus en plus difficile. L’utilisation massive de fake news menace le vivre ensemble. Nos communautés s’en trouvent profondément divisées. Les citoyens, marqués par la peur, finissent par opter pour des discours populistes et identitaires. La progressive disparition d’un monde commun devient inquiétante.
Pour identifier les causes de cette situation, il faut probablement revenir au paradigme anthropologique individualiste élaboré à l’époque moderne, centré sur un sujet conçu comme indépendant, maître de soi et de son environnement.
Ce paradigme a favorisé une représentation de la « vie réussie » comme capacité acquise par l’individu de mener à bien son projet de vie de façon autonome. Il a soutenu la mise en place d’une organisation économique, sociale et politique fondée sur la production, l’exploitation des ressources et le principe de la propriété privée.
Les crises actuelles témoignent de l’impasse dans laquelle conduit cette vision de l’homme et du monde.
Un autre modèle d’organisation sociale
Aujourd’hui, la référence aux Communs et aux « biens communs » refait surface dans les études et dans l’opinion publique. Cela suggère un modèle différent d’organisation sociale et de partage des ressources.
La « théorie des communs », qui a valu à Elinor Ostrom le Prix Nobel d’économie en 2009, propose de nouveaux modes de gouvernance et de propriété. Dans ceux-ci, les individus qui se conçoivent en relation les uns avec les autres et qui ont à cœur le collectif, communiquent non pas en vue de l’intérêt particulier, mais en vue de la bonne gestion des biens communs à court et moyen terme, en garantissant aussi leur durabilité.
En plaçant les décisions de la communauté au centre de la gestion des ressources et des jeux économiques, cette théorie propose un autre modèle d’organisation de la société.
Sans le dire explicitement, cette théorie renoue avec la notion de « bien commun » déjà bien présente dans l’Antiquité et au Moyen Âge. Chez les Anciens l’expression « communis » dérive de cum-munus. Le munus étant quelque chose que l’on reçoit de la communauté et qu’on a le devoir d’accueillir et de faire croître.
Ce munus avait la capacité de mettre les gens en relation en constituant une raison d’unité objective et participative pour la collectivité. Étant exclu de toute forme d’appropriation, il inaugurait aussi un mode de « propriété » collectif. C’est précisément cela l’origine du « bien commun » chez les Anciens : un munus partagé et fondateur de la communauté.
Aux origines de la philosophie, Héraclite invite à « suivre ce qui est commun à tous » en précisant que ce « commun » est logos, à savoir une capacité de « parole » que tous les humains partagent, et qui les rend aptes à vivre ensemble.
Quelques siècles plus tard, Aristote associe cette idée à sa propre définition de l’être humain comme « vivant politique », en identifiant aussi le logos – parole et langage – comme ce qui est commun à tous les humains et qui les rend capables de communiquer, de s’organiser en communauté et d’orienter leurs actions vers le bien et le juste jusqu’à fonder une famille et une cité. En ce sens, le « bien commun » correspond à un bien qui rend possible l’« être en commun » des membres d’une communauté et qui, par conséquent, devient la tâche de toute la société.
L’ « actualité » du bien commun
Cette lecture du bien commun est reprise aujourd’hui par certains philosophes qui soulignent la nécessité de redécouvrir la valeur de ce qui est commun pour affronter les crises que traversent nos sociétés.
C’est le cas du philosophe italien Francesco Botturi qui met en évidence à quel point la relation entre les personnes doit être revalorisée, elle qui ne porte plus aucune capacité pratique d’évaluation en ce qui concerne le bien et la justice.
Pour Roberto Esposito, il faut impérativement renouer avec la « communitas » et sortir de la logique sociale, qui s’est développée à partir de la modernité qui conduit à une destruction progressive du lien entre les personnes et qui réduit la relation à la forme du « contrat », au service de l’État et du marché.
En reprenant l’idée thomiste de bien comme le rapport que chaque chose entretient avec la fin qui lui convient et dans laquelle elle s’accomplit, et en l’appliquant à la communauté, Botturi parvient à mieux préciser ce qu’implique, dans le concret, la poursuite du « bien commun » pour une société.
Si, en effet, le bien réside dans la finalité qui unit les membres d’une communauté alors, pour les membres de cette communauté, poursuivre le bien commun ne correspondra pas à « faire » » ou à « produire » quelque chose, mais plutôt à « être » quelque chose, en reconnaissant la finalité qui les unit.
Autrement dit, le bien commun ne s’incarne pas en un bien « substantiel », comme s’il s’agissait d’un ensemble de valeurs à partager ou d’une « cité idéale » à instituer. Il correspond plutôt à un bien d’ordre formel se manifestant dans un agir collectif qui crée une réalité commune entre les agents qui opèrent ensemble.
En reconnaissant qu’« il est bon d’être ensemble », les membres d’une communauté pourront, en effet, concrétiser ce « bien commun » d’ordre formel en s’engageant à poursuivre les biens nécessaires à la vie sociale, comme le bien politique de la paix, le bien économique de la justice sociale, le bien éthique d’un mode de vie cohérent avec ses propres engagements.
Le sens formel du bien devient ainsi la forme d’un bien commun matériel qui résulte de la synthèse entre le principe formel du bien et les contenus concrets qui sont développés à partir de la communauté dans sa condition historique.
Et, puisque cette synthèse ne peut advenir qu’au moyen du dialogue et de la négociation, la poursuite du bien commun ouvrira un espace public de discussion doté de ses propres particularités, duquel le pluralisme et la concertation ne seront jamais exclus. C’est ce genre d’espace public que la théorie des Communs a voulu promouvoir en proposant son modèle de « gouvernance ».
Renouer avec la notion de « bien commun » est certainement un travail long et difficile, mais n’est-ce pas cela dont ont le plus besoin aujourd’hui nos sociétés en crise d’identité ?
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