« C’est la première fois que l’Univers nous parle avec une telle énergie ! Ce qui vient de s’ouvrir avec la détection du neutrino le plus énergétique jamais observé, c’est un nouveau type d’exploration de l’Univers », explique Pre Gwenhaël Wilberts Dewasseige, responsable de l’équipe Astronomie neutrino de l’Institut de recherche en mathématique et physique de l’UCLouvain. Avec ses chercheurs, et en collaboration avec un groupe international de recherche, elle a découvert un neutrino d’une énergie trente fois supérieure à celle des neutrinos les plus énergétiques précédemment détectés à l’échelle mondiale.
Des particules abondantes aux interactions rares
Les neutrinos sont les particules élémentaires les plus abondantes de l’Univers. Nous – mais aussi les animaux, les arbres, les planètes – sommes constamment traversés par des milliards de neutrinos. Souvent, ils sont de basse énergie, rarement de haute énergie. Leur masse est extrêmement faible, environ un million de fois inférieure à celle de l’électron, qui est la deuxième particule élémentaire la plus légère.
Une particularité des neutrinos est d’interagir extrêmement peu avec la matière. « C’est pourquoi certains peuvent arriver jusqu’à nous sans avoir été perturbés depuis leur émission par une source qui peut être excessivement lointaine », explique Mathieu Lamoureux, postdoctorant chargé de recherches FNRS à l’UCLouvain.
L’aide de la chance
Pour détecter ces neutrinos, il faut des instruments sophistiqués comme les télescopes sous-marins du projet KM3NeT, sis dans les profondeurs de la mer Méditerranée : ORCA (Oscillation Research with Cosmics in the Abyss) au large de Toulon et ARCA (Astroparticle Research with Cosmics in the Abyss), au large de la Sicile.
Dans le passé, diverses expériences ont détecté des neutrinos de basse énergie. C’est-à-dire avec des énergies typiquement similaires à celles produites dans les grands accélérateurs de particules comme celui du CERN. Le neutrino dont parle cet article est, au contraire, de grande énergie. « Le neutrino observé avec le détecteur ARCA du projet KM3NeT a une énergie de 30 fois supérieure aux neutrinos de haute énergie détectés en 2016 dans le cadre d’IceCube, une expérience similaire menée au Pôle Sud », poursuit le chercheur.

Pour se rendre compte de l’exploit, il faut comprendre que lorsqu’un neutrino dit muonique, comme celui qui fait l’objet de cette recherche, entre en collision avec une autre particule, il est détruit et engendre un muon. Et cette interaction avec la matière a eu lieu pile à l’endroit du détecteur. « Un événement comme celui-là arrive tous les 70 ans. On a vraiment eu un coup de chance », mentionne Pre Wilberts Dewasseige.
Bruit de fond écarté
Un seul neutrino de haute énergie a été détecté par l’équipe de recherche. Comment être certain que l’observation réalisée est bien l’empreinte d’un neutrino provenant du cosmos ? Et qu’il ne s’agit pas d’une erreur ?
Lorsque des protons entrent en collision avec un noyau atomique de la haute atmosphère terrestre, une gerbe de particules, notamment des muons atmosphériques, est générée. Ceux-ci constituent une large part du bruit de fond terrestre. Malgré le fait que les télescopes sous-marins KM3NeT soient protégés des muons atmosphériques par la colonne d’eau, une partie d’entre eux arrivent tout de même au niveau du détecteur. Mais cette hypothèse a été écartée.
« La particule d’intérêt est arrivée en rasant la terre, selon une direction horizontale. Elle a traversé 140 kilomètres de matière avant d’arriver jusqu’au détecteur : 100 km de roche au niveau du fond marin de l’île de Malte, puis une quarantaine de kilomètres d’eau. Il est impossible pour un muon atmosphérique, même de haute énergie, de traverser autant de matière sans être arrêté », explique Dr Lamoureux. « Il ne fait aucun doute que l’empreinte détectée est bien celle d’un neutrino. »
L’hypothèse d’un neutrino produit dans l’atmosphère lors de la collision d’un proton avec un noyau atomique de la haute atmosphère terrestre a également été écartée. En effet, le signal attendu d’un tel neutrino produit dans l’atmosphère est extrêmement faible. « Or, le signal mesuré est d’une immense énergie : environ 220 pétaélectronvolts (PeV) (soit un million de milliards d’électronvolts). Dès lors, la plus grande probabilité est que ce soit un neutrino provenant du cosmos », explique Pre Wilberts Dewasseige.
Une source non identifiée
Dans l’Univers, ce type de neutrino pourrait être produit par des sources astrophysiques ou par une émission cosmogénique. Celle-ci est le fruit d’une collision entre des rayons cosmiques d’ultra-haute énergie et le fond diffus cosmologique, c’est-à-dire la lumière qui vient des tout premiers instants de l’Univers.
A ce stade, une chose certaine est que le neutrino de haute énergie détecté provient d’en dehors de la Voie lactée. « Dans notre Système solaire, il n’y a pas d’objet qui permettrait d’accélérer des neutrinos à des énergies d’une telle valeur. Par ailleurs, le neutrino détecté ne pointait pas dans le plan de notre galaxie, il est donc très probablement extragalactique », analyse Dr Lamoureux.
Déterminer la source du neutrino cosmique avec davantage de précision n’est pas une sinécure. Il a été identifié le 13 février 2023, il y a pile 2 ans, au cours de l’analyse d’une année de données. « Une fois la direction du neutrino cosmique identifiée, on a investigué quelles sources auraient pu l’émettre. Pour ce faire, on a utilisé des catalogues qui répertorient, à chaque date, l’emplacement de tous les objets astrophysiques identifiés jusqu’alors dans n’importe quelle longueur d’onde. Notamment des galaxies actives avec un gros trou noir en leur centre, lesquelles pourraient être des sources potentielles de neutrinos cosmiques de haute énergie », poursuit Dr Lamoureux.
L’équipe de recherche louvaniste n’a pas encore identifié de source prometteuse. Une tâche ardue, car menée longtemps après la détection de la particule.
Astronomie en temps réel
« Dans les prochains mois, il sera possible de réaliser des analyses en temps réel au sein de KM3NeT. Un système nous informera directement si une particule potentiellement intéressante est détectée. Et nous relayerons immédiatement cette information à la communauté astronomique afin qu’elle pointe des télescopes travaillant dans différentes radiations, dans la direction de provenance de la particule détectée », précise Dr Lamoureux.
« Cette rapidité d’observation astronomique est cruciale, car la grande majorité des sources possibles de neutrinos cosmiques sont des objets astrophysiques qui émettent des radiations (gamma, lumière visible, etc.) sur une très courte période de temps. Typiquement, de l’ordre de la minute à la journée, parfois de la semaine. »

Observer avec différentes paires de lunettes
Avec les seules informations données par le neutrino, il est impossible de déterminer la distance à laquelle est située sa source. « Pour le moment, l’astronomie neutrino seule, c’est un peu comme voir en 2D : on visualise l’Univers, mais sans profondeur. Pour un même objet astrophysique, l’intérêt est immense de combiner les observations neutrinos avec des observations astrophysiques dans le spectre électromagnétique et des observations gravitationnelles : chacune de ces observations apporte des informations dont les autres sont dénuées. Par exemple, une émission en lumière visible ou infrarouge permet d’estimer la distance de la source en utilisant la technique de décalage vers le rouge », explique Pre Wilberts Dewasseige.
« C’est seulement en combinant les informations de ces différents messagers, de ces différentes paires de lunettes (une sensible aux neutrinos, une autre aux rayons gamma, une autre encore sensible à la lumière visible, une sensible aux ondes gravitationnelles, etc.), que l’on pourra écrire l’histoire complète de cet objet astronomique. Pour avoir la vision la plus complète possible de l’Univers et des phénomènes violents qu’il abrite, l’approche multi-messager est la seule solution. A l’UCLouvain, on y travaille intensément, notamment avec nos collègues travaillant sur les détecteurs d’ondes gravitationnelles LIGO et VIRGO. Et bientôt, on l’espère, avec l’équipe du télescope Einstein qui pourrait s’établir en Belgique. On est au tout début d’une nouvelle histoire », conclut Pre Gwenhaël Wilberts Dewasseige.