De la libéralisation à la régulation, l’Union européenne change parfois de cap

13 mai 2024
par Laetitia Theunis
Durée de lecture : 5 min

 

Série : La politique, c’est la vie (4/6)

 

« L’Union européenne est globalement perçue comme néolibérale, mais elle ne l’est pas à 100 %. La directive européenne « Droit d’auteur dans le marché unique numérique », adoptée en 2019, fait partie des exceptions. Sa trajectoire initialement libérale entamée dans les années 2000 a dévié vers celle de la régulation. Et ce, parce qu’un ensemble d’agents défendant une position pro-régulation a d’abord émergé dans l’espace-temps de la Commission européenne. Puis s’est maintenu au fil des différents espaces-temps de la prise de décision (Conseil de l’UE, Parlement européen, Trilogues)», explique Dre Céleste Bonnamy.

Dans sa thèse « Avec la culture, contre internet ? : sociologie de la régulation européenne du droit d’auteur numérique (2004-2019) », qu’elle a défendue en mars 2023, la chercheuse au Centre d’Etude de la Vie Politique (CEVIPOL) de l’ULB a analysé le changement de cap de cette directive européenne.

Libérer et réguler

Pour réglementer le droit d’auteur numérique, deux grandes options existaient : la libéralisation et la régulation.

« L’option de la libéralisation se traduit par l’expansion du champ des exceptions au droit d’auteur en ligne – c’est-à-dire tous les cas où le droit d’auteur ne s’applique pas. A l’inverse, l’option de la régulation signifie la mise en place de mécanismes juridiques qui permettent de soumettre l’environnement numérique au respect du droit d’auteur. »

Si le processus d’adoption de ce texte a été très conflictuel, c’est parce qu’il constitue un cas d’arbitrage entre les intérêts contradictoires de deux grands types d’industries. D’un côté, il y a les industries de la culture et des médias pour qui le droit d’auteur constitue une source de revenus centrale. Elles défendent dès lors la régulation du marché unique numérique. De l’autre côté, se concentrent les industries du numérique pour qui le droit d’auteur est une contrainte. Elles visent la libéralisation du marché du numérique.

Après des années de débats et de conflits, ces deux visions divergentes de la construction du marché numérique européen se retrouvent dans le texte final, adopté en 2019. « En effet, celui-ci contient explicitement un volet « marché unique numérique » (pôle libéralisation) ainsi qu’un volet « marché unique des droits d’auteur » (pôle régulation). Ce dernier crée deux nouveaux mécanismes juridiques qui renforcent le droit d’auteur : une responsabilité des plateformes vis-à-vis du contenu hébergé (article 17) et un droit voisin des éditeurs de presse (article 15) », explique Dre Céleste Bonnamy.

Importance du travail politique des individus

En plus de l’étude de la régulation du capitalisme numérique, la thèse a réalisé une étude sociologique du travail politique. « Je voulais comprendre comment se prennent les décisions politiques, et ce que « faire du travail politique » veut dire », commente-t-elle.

Pour ce faire, la chercheuse a mené des entretiens auprès de 79 personnes qui avaient pris part au processus décisionnel étudié. « Je me suis intéressée à leurs pratiques très concrètes qui visaient à défendre une position politique : communiquer, produire des discours politiques, organiser l’action publique (nommer certaines personnes plutôt que d’autres, définir les tâches à accomplir et les attribuer) etc. Et ce, peu importe le statut de la personne qui les mettait en œuvre : responsable politique, fonctionnaire, représentant d’intérêts. »

Lobbying et pouvoir symbolique

Comment expliquer l’arbitrage finalement favorable aux industries de la culture et des médias, au détriment de l’industrie numérique ?

« L’analyse des agendas des commissaires et des entretiens montre qu’un travail de lobbying coordonné des représentants des industries de la culture et des médias est intervenu très tôt dans le processus », précise Dre Céleste Bonnamy.

« De plus, le pouvoir symbolique de la culture a été un élément central de persuasion dans le choix de l’équipe du Jean-Claude Junker (président de la Commission européenne entre 2014-2019) d’inclure des outils de protection du droit d’auteur en ligne dans la proposition finale. »

Identité française

Ce rôle a été joué majoritairement par les agents et agentes du gouvernement français, dont Michel Barnier, commissaire au Marché intérieur sous la Commission Barroso II (2009- 2014). Depuis le début du conflit, ils et elles n’ont eu de cesse de défendre la régulation du droit d’auteur.

La raison de cet acharnement est intimement liée à l’histoire du droit d’auteur. « Celui-ci a émergé en France, et en Angleterre, au XVIIIe siècle et s’est renforcé au XIXe siècle. Il a été construit par les éditeurs et surtout par les auteurs eux-mêmes afin de protéger leur travail. Honoré de Balzac, Victor Hugo, George Sand ont été très impliqués dans ce combat», explique la chercheuse désormais en post-doctorat à Luiss Guido Carli, Université libre des études sociales sises à Rome.

Et de poursuivre, « au cours du XXe siècle, le droit d’auteur devient une des branches principales de la politique culturelle de la France, état pionnier dans l’idée que la culture est une catégorie d’action publique. »

«  Il existe donc, dans l’Hexagone, une assez longue tradition de protection et de défense du droit d’auteur. On peut même dire que cela est une question d’identité nationale : la France, c’est le pays du droit d’auteur. Dès lors, ses agentes et agents ont défendu cette identité coûte que coûte au sein des institutions européennes. »

Une tendance à la régulation qui s’affirme

On peut dire que la directive « Droit d’auteur dans le marché unique numérique » s’inscrit dans un tournant régulatoire de la politique de l’Union européenne.

En effet, le Digital Market Act (DMA) et le Digital Services Act (DSA), entrés en application respectivement le 2 mai 2023 et le 25 août 2023, s’inscrivent dans sa droite ligne. Ces deux textes visent non pas à libéraliser, mais à encadrer les pratiques numériques américaines dans l’espace numérique européen. Et ce, en usant de règles limitant la domination économique de leurs grandes plateformes et la diffusion en ligne de contenus et produits illicites. « Ce tournant régulatoire s’est aussi vu dans d’autres domaines comme les politiques environnementales avec le Green Deal », conclut Dre Céleste Bonnamy.

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