Les variations climatiques au-dessus de l’océan Pacifique peuvent faire sentir leurs effets jusqu’au cœur de l’Afrique. Une étude menée par Pr Alberto Borges, directeur FNRS du laboratoire d’Océanographie Chimique au sein de l’Unité de Recherche FOCUS de l’ULiège, suggère que le phénomène climatique El Niño influence négativement la qualité de l’eau du lac Victoria.
Un lac aux multiples facettes
Déployé sur quelque 68.800 km², le lac Victoria est le plus grand lac d’Afrique. Il est aussi la source du Nil Blanc, le plus long des affluents du Nil. Et est une ressource en eau douce et en pêche d’une importance critique pour 47 millions d’habitants de ses trois pays frontaliers (Ouganda, Tanzanie et Kenya).
C’est pourquoi des analyses environnementales et écologiques y ont été menées depuis plus de 60 ans, permettant de précieux points de comparaison.
Déclin de la qualité de l’eau
En 1954, la perche du Nil était introduite dans les eaux du lac Victoria. S’en est suivi une dégradation environnementale majeure : prédation et disparition des espèces de poissons locales, explosion de l’eutrophisation (soit des concentrations en azote (N) et en phosphore (P)).
Dans les années 1990, on notait une transparence des eaux 5 fois inférieures à celles mesurées 30 ans plus tôt. Et de 2 à 10 fois plus de chlorophylle-a. Tandis que l’épaisseur de la couche superficielle d’eau brassée s’était affinée, passant de 40-50 m à 30-40 m.
« Le but de cette nouvelle étude était de déterminer si les conditions physiques et écologiques en 2018-2019 dans le lac Victoria avaient évolué depuis les années 1990. Et dans quel sens », indique Pr Borges.
Des profils verticaux multicritères des masses d’eau
Pour ce faire, de multiples échantillons ont été collectés tant en bord de rivage (via 48 stations), qu’au large des côtes ougandaises du lac Victoria (via 25 stations).
« À chaque station, nous avons mesuré les profils verticaux de température, d’oxygène, de biomasse, de composition du phytoplancton, des concentrations en nutriments inorganiques, en carbone organique particulaire, en azote particulaire et en phosphore », peut-on lire dans l’étude, réalisée dans le cadre du projet LAVIGAS financé par le FNRS.
Trois campagnes de prélèvements ont permis une observation des conditions environnementales lors de trois saisons contrastées.
La première campagne s’est déroulée en mars 2018, pendant une longue période pluvieuse. Elle se manifeste par une colonne d’eau extrêmement stratifiée. La deuxième campagne a eu lieu en octobre 2018, pendant une période pluvieuse de courte durée, correspondant à une colonne d’eau partiellement stratifiée. La troisième campagne s’est déroulée en juin 2019, lors de la saison sèche, avec une colonne d’eau mélangée.
Moins de phytoplancton
Résultats ? Globalement, les concentrations en chlorophylle-a en 2018-2019 étaient de 10,3 ± 7,1 µg/L dans les eaux de surface côtières, et de 2,8 ± 1,1 µg/L au large.
Ces valeurs sont du même ordre de grandeur que celles mesurées dans les années 1960, soit avant l’eutrophisation. Au contraire, elles sont très nettement inférieures à celles mesurées dans les années 1990 lors du pic d’eutrophisation (71 ± 100 µg/L en zone côtière et 14 ± 6 µg/L au large). En clair : la situation écologique du lac Victoria se rétablit.
Le rôle du vent
Pour l’expliquer, les chercheurs pointent un possible rôle des conditions météorologiques particulières sévissant dans les années 1990 dans l’océan Pacifique équatorial. En effet, El Niño, un phénomène océanique à grande échelle qui survient tous les 3 à 7 ans en moyenne, et son pendant La Niña, y ont profondément affecté le régime des vents. « Cela pourrait être un facteur important influençant la tendance historique de la chlorophylle-a. »
« En 2018-2019, un vent plus soutenu a favorisé le mélange vertical des masses d’eau du lac Victoria, entraînant une thermocline (zone de transition thermique entre eaux de surface et eaux de profondeur, NDLR) plus profonde et des couches d’eau de surface davantage mélangées. De quoi réduire la production de phytoplancton par rapport aux années 1990 », explique Pr Alberto Borges. En d’autres mots, lors d’un fort brassage des masses d’eau, le phytoplancton séjourne peu près de la surface, là où la précieuse lumière est la plus intense. Faisant peu de photosynthèse, il croît peu.
En revanche, dans les années 1990, un vent plus faible soufflait suite aux conditions météorologiques engendrées par El Niño. « La thermocline et les couches de mélange de surface étaient alors moins profondes, permettant au phytoplancton – avide de lumière pour sa photosynthèse – de rester en suspension dans l’eau supérieure bien éclairée, engendrant une plus grande productivité », poursuit-il.
Un répit de courte durée ?
Avec une plus faible teneur en chlorophylle, la qualité de l’eau du lac Victoria s’est bonifiée ces dernières années. Toutefois, cette amélioration pourrait n’être que temporaire.
En effet, les échantillons issus des trois campagnes de prélèvements menées en 2018 et 2019 ont révélé une saturation en phosphore (P). Cela laisse craindre l’émergence d’un nouvel épisode de concentrations élevées de chlorophylle-a, et donc de phytoplancton, si des conditions moins venteuses se produisent à l’avenir. Et ce, qu’elles soient liées à un nouvel épisode El Niño ou au changement climatique.