L’être humain est devenu un concentré de produits toxiques

15 février 2023
par Christian Du Brulle
Durée de lecture : 5 min

« Surtout ne me mangez pas, je suis toxique!» Non, il n’est pas question ici d’anthropophagie. Ce conseil, formulé par le Pr Philippe Grandjean, spécialiste de la santé environnementale à l’Université du Danemark du Sud et à Harvard, s’adresse… aux grands requins. Et c’est bien entendu un clin d’œil. « Chaque année, on déplore une centaine d’attaques de ces squales sur des baigneurs, au large de l’Australie ou de la Floride », rappelle le médecin. « En les alertant de notre toxicité, nous leur rendons service. Et nous aidons par la même occasion à leur conservation, en leur évitant de s’empoisonner », sourit-il.

Une toxicité absente à la Préhistoire

Mais son sourire est en réalité rictus. Le scientifique, qui a consacré toute sa carrière à la médecine, la neurologie et la santé environnementales au Danemark et aux États-Unis, pointe une réalité sinistre qui nous concerne tous. « Au fil des siècles, l’être humain est devenu une sorte de concentré de produits toxiques », expliquait-il à l’École de Santé publique de l’ULB, où il est titulaire de la Chaire Collen-Francqui. Avec son millier d’étudiants, l’École de santé publique de l’Université libre de Bruxelles fête cette année son 60e anniversaire.

« Lors de ma thèse de doctorat, j’ai comparé la composition d’ossements humains préhistoriques conservés dans les musées de Copenhague avec celle d’échantillons osseux provenant de corps légués récemment à la science. Là où aucun contaminant chimique ne pouvait être détecté dans les ossements anciens, les taux explosaient dans les restes humains actuels, tout simplement parce que nous les accumulons ». Et le scientifique de pointer certains de ces contaminants: le plomb, le méthylmercure, les composés organofluorés.

L’alimentation source d’intoxications multiples

Au milieu des années 1980, au début de sa carrière de chercheur, Philippe Grandjean avait lancé des études sur les contaminants marins dans les îles Féroé. Ses recherches ont d’abord mis l’accent sur la neurotoxicité chez les bébés, notamment par du méthylmercure.

« Ces résultats se sont traduits en recommandations sur l’alimentation des femmes enceintes et la promotion de la santé prénatale. Ils ont inspiré la décision des Nations Unies de contrôler la pollution par le mercure via la convention de Minamata », rappelle la Professeure Catherine Bouland, Présidente de l’École de Santé Publique.

Les recherches du Pr Grandjean comprennent aussi des études sur la neurotoxicité, le développement général, la toxicologie, la validation de biomarqueurs, la cancérogénicité et la perturbation endocrinienne aussi bien chez les enfants dont ceux dont les mères ont été exposées à des substances chimiques pendant la grossesse, que chez des adultes.

Le spectre large de ses préoccupations scientifiques l’a aussi amené à étudier les déficits fonctionnels liés à l’âge, aux maladies dégénératives, telles que la maladie de Parkinson, et les maladies cardiovasculaires, en relation avec l’exposition aux contaminants persistants tout au long de la vie.

Accumulation dans le foie et les reins

Quelques exemples? Philippe Grandjean cite des rapports européens pointant les taux autorisés de certains produits chimiques dans notre alimentation. En regard, il indique les concentrations relevées dans certains organes humains, principalement le foie et les reins. Pour le mercure, le taux alimentaire autorisé est de l’ordre de 0,1 microgramme par gramme de nourriture. Dans nos reins, ce taux dépasse 0,16 microgramme par gramme.

Pour les PCB, ces chiffres sont respectivement de 0,04 microgramme et 0,085 microgramme (dans le foie). Tandis que pour les composés organofluorés, on constate que les taux maximaux autorisés dans la nourriture sont de 0,005 microgramme/gramme alors que notre foie en accumule jusqu’à 0,405 microgramme/gramme.

Comment faire évoluer les choses, et cesser de nous empoisonner? Le spécialiste identifie deux défis à relever: celui des moyens alloués à la recherche par rapport à ceux mobilisés par l’industrie pour son lobbying. Et d’autre part la question de ce qu’il appelle la « dérobade » des chercheurs.

Se méfier… des précautions oratoires dans les articles scientifiques

« On sait depuis des dizaines d’années que le plomb est toxique. Que d’autres contaminants présents dans l’environnement le sont également. Pourtant, trop souvent, ces études se concluent aujourd’hui encore par une petite phrase indiquant que « d’autres études sont nécessaires pour confirmer nos résultats », dit-il. Et cette dérobade l’agace.

« Il y a trop de ces précautions oratoires dans nos articles scientifiques. Cela ne nous fait pas avancer. Car les opposants vont toujours se saisir de ces petites phrases pour détricoter nos travaux », explique-t-il en substance.

Bien sûr, les études scientifiques souffrent aussi d’un autre biais, plus global. Etude après étude, les chercheurs s’intéressent généralement à l’un ou l’autre contaminant. Mais dans la réalité, nous sommes exposés à un cocktail de produits divers, présents à des concentrations diverses et dans des proportions variables au cours du temps. « Ici aussi, les lobbies peuvent retourner nos arguments contre nos résultats, en pointer les limites, pour finalement leur faire dire ce que nos études ne disent pas », estime encore le spécialiste.

De quoi dépeindre un tableau très sombre de la situation? Le Pr Grandjean tout comme la Pre Bouland ne le pensent pas. « On assiste à un clair regain d’intérêt pour la santé publique », indique la Pre Bouland. Elle en veut comme preuve l’augmentation vertigineuse du nombre d’étudiants de master. « De 450 étudiants il y a cinq ans, nous sommes à plus de mille étudiants aujourd’hui », indique-t-elle.

Avant de conclure, « nous sommes la seule université en Fédération Wallonie-Bruxelles qui propose un master en sciences environnementales dans le cadre de ses masters de spécialisation. Et il rencontre un beau succès tout comme nos autres filières. »

De quoi faire dire au Pr Alain Levêque que si l’École de santé publique de l’ULB a aujourd’hui 60 ans, elle n’est pas ancrée dans le passé, mais bien tournée vers l’avenir . « Toujours en phase avec les réalités actuelles de la santé publique, mais également capable d’anticiper les enjeux de demain ».

Haut depage