L’anthropologue-filmeur capte des moments privilégiés

15 septembre 2016
par Raphaël Duboisdenghien
Temps de lecture : 4 minutes
«Humanités réticulaires» par Jacinthe Mazzocchetti & Olivier Servais. Editions Academia-L’Harmattan - VP 27,55€
«Humanités réticulaires» par Jacinthe Mazzocchetti & Olivier Servais. Editions Academia-L’Harmattan – VP 27,55€

Les anthropologues Jacinthe Mazzocchetti et Olivier Servais du Laboratoire d’Anthropologie Prospective de l’Université de Louvain (LAAP)  se sont associés à leurs collègues Tom Boellstorff et Bill Maurer de l’Université de Californie pour nourrir une réflexion sur de nouveaux terrains d’investigation. Les textes proposés dans les «Humanités réticulaires» aux éditions Academia-L’Harmattan s’appuient sur un colloque organisé conjointement par les deux universités en 2013.

Parmi les chercheurs, Jean-Frédéric de Hasque pratique l’ethnographie à travers l’œilleton d’une caméra. «Une anthropologie à la caméra fait revivre l’expérience de terrain au chercheur», explique le réalisateur de documentaires. «La matière récoltée présente une différence avec l’anthropologie au carnet. Elle est un enregistrement brut, comme les notes prises sur le terrain. Mais aussi une composante déjà affinée de sa réécriture puisque ces mêmes images se retrouveront telles quelles dans la restitution finale. Le montage d’un film consiste à choisir et donc à en exclure une partie. Mais il ne modifie pas leurs composantes plastiques. Les valeurs des plans, prises de jour ou de nuit, nombres de personnes présentes

Une connivence entre filmeur et filmé

Mener une recherche avec une caméra ne se résume pas à une captation d’images comme lors d’un tournage rapide. L’outil crée une connivence entre le filmeur et le filmé qui accepte qu’on capte son image à condition de voir ce qu’on en fait. Cet accord engendre souvent une situation ambiguë au début de l’observation.

L’ethnocinéaste raconte qu’arrivé à Kuma Konda, il est pris en charge d’une manière fort zélée par une faction du village togolais. De jeunes universitaires lui proposent de tourner des images propices à un développement touristique. Une idée qui correspond à leur projet, mais pas à celle du membre du LAAP. L’étude du chercheur démarre lorsqu’il est mis en contact avec l’autre moitié du village, des paysans. La caméra lui permet une rencontre privilégiée avec un agriculteur, un éleveur, un négociant en café. Avant de filmer, quelques semaines plus tard, des lieux pittoresques du village.

«À travers l’enjeu médiatique et communicationnel de la caméra, c’est la relation entre les factions villageoises et ma présence étrangère qui s’est cristallisée. En braquant l’objectif de la caméra sur les paysans, j’ai finalement gagné la confiance de l’ensemble des composants du village. Et récupéré ma liberté d’action. Comme objet, la caméra attire le regard et me permet d’entrer en contact sur le terrain. Pourtant c’est en lui donnant un autre rôle que le statut d’objet qu’elle deviendra un outil pour le scientifique. Cet autre rôle est celui d’être l’œil du chercheur. Il ne la quitte pas des mains et regarde le réel à travers lui

La caméra amplifie les possibilités de recherche

Jean-Frédéric de Hasque joue avec la visibilité conférée par la caméra. «Au cours de mes tournages, la caméra a sans aucun doute amplifié les possibilités de recherche en monopolisant tour à tour le corps et l’intellect. D’objet-contraignant, elle s’est muée en objet-facilitant. Même si elle peut transformer le chercheur à son insu en porte-parole militant. La caméra place toujours le chercheur dans une position d’intercession qui se produit jusqu’à une projection finale.»

La récolte d’images ne conduit pas toujours à la réalisation d’un long métrage comme «Le camp» où, au Bénin, des réfugiés togolais se rassurent en créant un environnement qui rappelle ce qu’ils ont quitté. Rencontrent des membres du Lions Club. Et, qu’après la projection devant les personnages du film, des adhérents d’une organisation caritative s’enquièrent de la meilleure manière d’aider concrètement des réfugiés…

«Les images peuvent n’être qu’un matériau de départ. En faisant un travail en images, en ne le cantonnant pas à être une illustration du texte, le médium propose une restitution dense puisant ses ressources dans la mémoire et dans l’histoire autant que dans le quotidien. C’est un matériau qui incarne et véhicule des attitudes, les paroles et les gestes des individus, dont les séquences une fois montées et organisées, expriment les allers-retours perpétuels et la complexité qui constituent la richesse de nos états d’être

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