Lorsqu’on s’intéresse à la fraude à la sécurité sociale, ce sont généralement les chômeurs ou les personnes qui s’accommodent de la couverture de la mutuelle à l’excès qui sont pointés du doigt. Pourtant, il existe une autre forme d’abus : celle des élites, récemment remise au goût du jour avec quelques affaires aux relents de scandales. Mais pourquoi donc cette différence de traitement… Cette fraude est-elle moins grave ? Moins sanctionnable ? Moins fréquente ?
Pour combler le manque d’informations sur la criminalité des élites, le Pr Carla Nagels, professeur de criminologie, Centre de recherches criminologiques de l’Université libre de Bruxelles (ULB) et le Pr Pierre Lascoumes, directeur de recherche CNRS à l’Institut d’études politiques de Paris (CEE) font le point sur les travaux menés sur le sujet au travers du livre : « Sociologie des élites délinquantes. De la criminalité en col blanc à la corruption politique ».
« Pour ce livre, nous sommes partis du constat d’un manque dans la littérature francophone. Or, pour pouvoir construire des positions réfléchies sur le sujet, la maîtrise des connaissances scientifiques existantes est un préalable indispensable », explique Carla Nagels.
Zoom sur la fraude professionnelle
Dans le cadre de cet ouvrage, les deux chercheurs se sont principalement concentrés sur la fraude professionnelle des élites. C’est-à-dire des personnes avec des fonctions importantes qui décident de manière volontaire de se soustraire aux normes qui régissent leur milieu professionnel. Ces personnes pouvant exercer une fonction de responsabilité publique ou privée et le délit pouvant être commis à titre individuel ou collectif.
«Il s’agit, par exemple, de ne pas respecter les normes de sécurité, d’éluder les charges sociales, d’exposer ses travailleurs à des produits chimiques cancérigènes en connaissance de cause, de ne pas payer la totalité de ses impôts, etc. »
Les élites : un groupe cible difficile à étudier
Particularité des élites mises en exergue dans le livre, elles ne s’étudient pas facilement ! Raison pour laquelle, il existe peu d’études francophones sur le sujet.
« Il est moins facile d’accéder au bureau d’un directeur d’entreprise qu’au domicile d’un travailleur. Par ailleurs, la majorité des études se font sur les cas qui ont éclaté au grand jour. On peut donc se poser la question de leur représentativité… Ainsi, les affaires Swissleaks, Luxleaks et de l’amiante sont-elles le reflet exact du monde entrepreneurial ? On est en droit d’en douter », poursuit la chercheuse.
La capacité de « jouer » avec les règles
Au cours de leurs lectures, les auteurs ont également constaté que faire partie des élites offrait un rapport différent aux règles. Le statut d’élite pouvant dans certains cas permettre de négocier celles-ci pour les assouplir et de cette manière rester dans la norme. « Le Luxleaks en est un parfait exemple ! Les faits reprochés dans cette affaire ne sont pas répréhensibles, rien n’est contraire à la loi : les dirigeants de grandes entreprises ont simplement négocié des conditions intéressantes avec le Luxembourg, un état mieux disposé à les accueillir. Le principe est, bien entendu, discutable mais pas punissable ».
Une délinquance moins grave ?
Bien que ce type d’affaires s’invite de plus en plus régulièrement en une des journaux et que les journalistes et le grand public ne manquent pas de parler de “scandales“, ces délits ne sont pas forcément considérés comme tels.
« Il y a quelque chose dans l’inconscient collectif qui continue de penser que ce n’est pas de la vraie délinquance. Peut-être parce que les personnes incriminées dans ces affaires ne sont pas uniquement connues pour cette implication. Par exemple, Serge Kubla ne se résume pas qu’à une sombre histoire de corruption : il a joué un rôle important pour l’état et pour la commune de Waterloo. Ce qui donne différentes grilles de lecture ! Pour se faire une opinion sur son délit, toutes ses facettes rentrent en ligne de compte ».
Ce qui n’est, à l’inverse, pas le cas avec une personne qui cambriole des maisons. Qu’a-t-elle à faire peser dans la balance pour rendre son délit moins « grave » ? Quelles circonstances atténuantes la société peut-elle lui trouver ?
Une justice pas si facile à rendre
Tout comme l’inconscient collectif qui a du mal à trancher, la justice n’a pas non plus la décision facile. Les études montrent, en effet, que la justice pénale est peu armée pour des dossiers aussi complexes.
« D’une part, les personnes incriminées s’entourent d’avocats super compétents qui connaissent les lois et le dossier à la perfection. Ce qui inverse le rapport de force classique du tribunal : les avocats extrêmement bien préparés prennent l’ascendant. Et d’autre part, la complexité de certaines affaires ».
Des affaires comme l’affaire Eternit, notamment : cette société a été gérée par plusieurs personnes. Comment savoir laquelle est responsable ? Laquelle a agi en ayant toutes les cartes en main ? Avait-elle l’intention de nuire ? Autant de paramètres qui allongent et complexifient les procédures.
Pas simple donc de s’attaquer aux élites.
« Les processus sont complexes, les procédures longues, les responsabilités diluées… Ce sont des affaires difficiles, ce qui explique probablement le peu de temps consacré à l’analyse de ces phénomènes. Pourtant, ce sont ces mêmes élites qui sont souvent consultées lors de l’élaboration des nouvelles lois ! » conclut Carla Nagels.