À Bruxelles, la différence devient un art

16 juillet 2018
par Clara Bellamy
Durée de lecture : 5 min

SÉRIE (1/5) Devoirs de vacances

« Hand in cap », littéralement « la main dans le chapeau », est un jeu de troc. Deux joueurs et un arbitre déposent une somme forfaitaire dans un chapeau. Les deux joueurs proposent chacun un objet à échanger. L’arbitre en estime la valeur et le propriétaire de l’objet le moins précieux compense la différence par une somme d’argent pour rétablir l’équité.

« Hand in cap » est un jeu anglais… en vogue au XVIIe siècle. Le terme « handicap » a petit à petit désigné toute action destinée à rendre une complétion plus équitable que ce soit en sport ou dans les courses hippiques. Evocateur de pénalité, obstacle voire de défaut, « handicap » est associé à présent à infirmité et déficience.

Le problème n’est pas chez la personne, mais dans la société

« Méprisé, craint, rejeté ou source de fascination, le handicap est de nos jours considéré comme une source de réflexion sur la condition humaine.  Qu’est-ce qui fait finalement qu’une personne est considérée comme handicapée ? » questionne le Pr Bernard Dan, neurologue à l’Hôpital Universitaire Des Enfants Reine Fabiola (HUDERF). « Un modèle de plus en plus présent depuis les années 70 est que le problème n’est pas chez la personne, mais dans la société. Une personne est handicapée, car c’est la société qui n’a pas mis en place de quoi lever les obstacles » continue celui-ci.

Il est intéressant de constater que si des personnes « normales » se retrouvent dans une assemblée ne « parlant » que le langage des signes, ce sont ces personnes dites normales qui se sont dans une situation de handicap.

Connectome, reconstruction de connections entre les différentes régions cérébrales en imagerie de diffusion par résonance magnétique, Département de Radiologie, Imagerie médicale, ULB Hôpital Erasme
Connectome, reconstruction de connections entre les différentes régions cérébrales en imagerie de diffusion par résonance magnétique, Département de Radiologie, Imagerie médicale, ULB Hôpital Erasme.

Une exposition scientifique, historique et artistique

Dans le cadre de son année des diversités, l’Université libre de Bruxelles présente, en partenariat avec Bozar et en collaboration avec les centres de recherche de l’ULB et de la VUB, l’exposition « The Art of Difference », une exposition scientifique, historique et artistique consacrée au handicap, une diversité dont on ne parle pas beaucoup.

L’accent est mis sur les avancées scientifiques au service du handicap et comment celles-ci ont débouché sur de nouvelles créations au niveau artistique.

Avant même l’émergence des sciences, les artistes ont fait preuve d’ingéniosité pour contourner leurs problèmes physiques. Matisse, au crépuscule de sa vie, est alité. Il se fait installer un fusain sur une perche de 2m, en résultera ces fameuses silhouettes si caractéristiques de cet artiste.

Le cerveau dans tous ses états

Le cerveau est très présent dans l’exposition. Et pas uniquement parce que Bernard Dan est neurologue. De nombreux handicaps sont d’origine cérébrale et c’est encore le cerveau qui trouve des adaptations pour fonctionner autrement : développer le toucher, l’ouïe, etc. Les artistes vont s’intéresser à cette recherche sur les sens et l’exploiter. On peut voir entre autres les œuvres d’un photographe aveugle, un gigantesque ballon vibrant au rythme des bruits de la rue tel un tympan géant que l’on peut toucher, une chaise sensorielle afin de ressentir sur tout son corps les vibrations de la neuvième de Beethoven, etc.

L’exposition est un dialogue, une juxtaposition de pièces d’origines différentes, de différentes époques qui rentrent en dialogue. « The art of difference » est articulée autour de 3 thématiques :

  • 1. Percevoir. L’homme et ses sens
  • 2. Eprouver. L’homme en mouvement
  • 3. Imaginer. Les frontières floues de la normalité

Avec en filigrane le concept de contestation qui rentre en résonance avec les 50 ans de mai 68. Quand on parle de handicap, on se doit de casser les barrières et le mettre dans un contexte plus général.

Kelly Knox portant Vine - photographie Omkaar Kotedia © The Alternative Limb Project - copie
Kelly Knox portant Vine – photographie Omkaar Kotedia. © The Alternative Limb Project

« Contester vient du fait qu’on ne voulait pas uniquement d’une exposition scientifique autour des solutions médicales proposées pour « réparer » le handicap. Contester c’est un pas de côté d’un individu ou d’un artiste pour parfois contester les solutions technologiques, mais aussi en faire autre chose, le détourner, l’utiliser autrement. La personne souffrant de handicap n’est pas uniquement un être abîmé qu’il faut réparer, mais il peut affirmer son individualité par la création » explique Nathalie Levy, chargée des expositions à l’ULB.

Des frontières de plus en plus floues

Au fil des différentes salles se côtoient images scientifiques, films, installations, peintures, photographies, prothèses orthopédiques, prothèses véritables œuvres d’art qui ne se cachent plus, etc.

Suivant le contexte, le handicapé n’est pas celui que l’on croit.

Comme le montre « Film the tribe ». Ce film réalisé entièrement en langage des signes n’est pas un film sur le handicap, c’est un thriller dans une « autre langue ».

 

Une part belle est donnée à l’art des marginaux, ces gens qui vivent en dehors de la société, ces gens qui sont enfermés en institutions, ces gens qui n’ont pas de formation artistique. Jean Dubuffet définit cet art comme l’art brut. L’exposition remet cette définition en question. Les « fous » ne sont plus enfermés en institution, ils font de plus en plus partie intégrante de la société. Ils ne sont plus à part, mais intégrés dans la société. Leur art est donc l’expression d’un monde intérieur imaginaire comme tout l’art du 20e siècle. On peut se reconnaître dans l’art brut, car il fait référence à l’imaginaire de tout le monde. Les frontières explosent.

Certains contestent les avancées technologiques et mettent en avant les dangers et les dérives. D’autres au contraire, la détournent de manière telle qu’elle n’apparaît absolument plus comme un outil, mais comme une œuvre d’art. Le handicap ne se cache plus, n’est plus honteux, mais devient un atout esthétique mis en exergue par l’art. L’exemple le plus frappant est ce danseur professionnel unijambiste choisi parmi 800 danseurs pour ses qualités artistiques.

« La capacité d’esthétiser le handicap, de l’intégrer à la vie quotidienne, à l’art au sport, d’en faire une composante identitaire assumée et valorisée, est à la fois le fruit et le reflet d’une évolution profonde des sociétés occidentales » conclut le Pr Paul-André Rosental, Sciences Po Paris

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