Les images de corps hypersexualisés impactent notre cerveau

17 octobre 2019
par Camille Stassart
Durée de lecture : 6 min

Une bouteille de parfum entre deux seins, un homme en sous-vêtements qui verse un dressing sur une salade, des hôtesses sexy sur les capots au salon de l’auto…. La sexualisation des corps est devenue monnaie courante dans notre société. On dit d’ailleurs que cela fait vendre. Mais quels en sont les effets sur nos rapports aux autres ? Les représentations de femmes-objets et d’hommes-objets influencent-elles la façon dont on perçoit les autres humains?

De nombreux travaux en philosophie et psychologie ont abordé ces questions au cours des dernières décennies, sans pour autant analyser la manière dont notre cerveau réagit véritablement à ces images. À travers plusieurs expériences basées sur des méthodes neuroscientifiques, Philippe Bernard, chercheur qualifié FNRS en psychologie et neurosciences sociales à l’ULB, a ainsi déconstruit plusieurs idées reçues sur la problématique de l’objectification sexuelle, le fait de réduire un sujet à un objet sexuel.

De Kant aux neurosciences

Le concept n’est pas neuf. Emmanuel Kant introduit dès le 18e siècle la notion d’objectification sexuelle, un phénomène au cours duquel une personne n’est plus perçue ou traitée comme une personne dans sa globalité, mais davantage comme un corps sexuel. Une idée qui influencera par la suite les écrits philosophiques féministes. En 1997, les psychologues américaines Barbara Fredrickson et Tomi-Ann Roberts se penchent sur le sujet en développant la « théorie de l’objectification ». Elles postulent que la société occidentale met davantage de pression sur les femmes concernant leur apparence.

« La publicité, notamment, expose très tôt à des images de corps féminins sexualisés, idéalisés et stéréotypés. Les médias proposent de leur côté une couverture médiatique des femmes davantage axée sur leur physique et leur vie privée, plutôt que sur leurs compétences. C’est par exemple le cas des femmes politiques, mais aussi des héroïnes de films et de séries» rappelle le Dr. Bernard.

Pose aguicheuse de Jane Russell dans le film “Le Banni”

Ces expériences dites « objectifiantes » conduisent finalement les femmes à intégrer l’idée qu’elles sont principalement évaluées par autrui en fonction de leurs corps. On parle en psychologie d’auto-objectification. Ce qui a pour effet d’exacerber chez elles certains troubles psychologiques, comme la dépression ou les troubles alimentaires. « Cet angle intra-psychologique de la théorie a été beaucoup étudié et documenté.

En revanche, peu de travaux se sont intéressés à la question même de l’objectification d’autrui. La théorie part simplement du principe que la sexualisation des corps dans les productions médiatiques pousse à considérer ces corps comme des objets. Une présupposition qui n’avait pourtant jamais été attestée scientifiquement », souligne le psychologue social.

Dès 2009, Philippe Bernard décide donc d’examiner cette notion d’objet sexuel, et la réalité cognitive qui se trouve derrière, en employant des méthodes utilisées en psychologie cognitive et en neurosciences.

L’objectification, une question de posture

« Les neurosciences ont mis en évidence que le cerveau fait appel à des modes de perception différents selon le stimulus à traiter. Il peut mobiliser un mode de perception global, en accordant de l’attention au stimulus dans son ensemble. C’est le cas quand on observe des visages et des corps. Nous les analysons comme un tout. Si l’on voit un bras à la place d’une jambe, le cerveau déduit en un clin d’œil qu’il y a un problème. A contrario, les objets sont habituellement perçus par le cerveau de façon plus analytique, nous nous focalisons alors davantage sur les détails. Ce qui signifie que si un corps, en étant sexualisé, est perçu comme un objet au niveau visuel, il sera analysé de façon moins globale et plus analytique par le cerveau », résume le Dr. Bernard.

Une idée que le chercheur démontre bel et bien à travers ses expériences. En exposant des participant-e-s à des contenus médiatiques de corps sexualisés, et en analysant leurs activités visuelles cérébrales, le scientifique a déterminé que les hommes, mais aussi les femmes, traitaient ces corps de la même manière que des objets.

« Une fois la réalité cognitive du phénomène confirmée, je me suis intéressé à ce qui détermine cette objectification. Est-ce la nudité ? La posture corporelle et la connotation sexuelle qui y sont associées ? Ou autre chose ? ». Afin d’aborder cette question, le chercheur a exposé des participant-e-s à des séries de photos réalisées en laboratoire. Elles illustraient des hommes et des femmes, en maillots ou habillés, avec des postures neutres ou bien sexuellement suggestives.

« Étonnamment, il s’avère que la nudité n’est pas si déterminante. Nos résultats indiquent que c’est la posture suggestive des sujets photographiés qui joue un rôle clé dans leur objectification, qu’ils soient en maillots ou habillés ! ».

Plus interpellant encore, une autre étude révèle que le phénomène n’est pas purement corporel. Les facteurs sociaux entrent aussi en jeu : « Quand on donnait aux participant-e-s des détails sur la vie et la personnalité de la personne sexuellement représentée, en la décrivant comme altruiste et éduquée, l’effet d’objectification s’annulait. Ce qui n’était pas le cas pour le groupe contrôle », précise le chercheur.

Photos utilisées lors de l’expérience menée par Philippe Bernard. ” C’est la posture suggestive des sujets photographiés qui joue un rôle clé dans leur objectification, qu’ils soient en maillots ou habillés” © Philippe Bernard

La femme-objet mobilise moins d’empathie

Le fait d’envisager un sujet comme un objet sexuel apporte bien évidemment son lot de conséquences au sein de notre société. L’une d’elles est notamment une plus grande tolérance au harcèlement sexuel. Lors d’une expérience auprès de deux groupes de personnes, le Dr. Bernard a diffusé deux clips musicaux, l’un sexualisant le corps des chanteuses et l’autre non. Après le visionnement, il était demandé aux participant-e-s de lire un scénario faisant état d’une situation de harcèlement sexuel et d’évaluer le degré de responsabilité (blâme) de la victime et du harceleur. Résultat ? Le groupe ayant vu le clip sexualisé était plus enclin à blâmer la victime.

« Ces résultats rejoignent ceux provenant d’autres études qui indiquent que les femmes sexualisées sont perçues comme possédant une personnalité moins riche et moins complexe, et comme étant davantage responsable en cas d’agressions sexuelles ».

« C’est d’autant plus inquiétant que mes recherches récentes indiquent que l’objectification concernerait aussi les visages maquillés. En dehors des productions médiatiques, il est relativement rare de voir, et donc d’interagir avec des personnes hyper-sexualisées. En revanche, nous sommes directement et quotidiennement confrontés à des femmes qui portent du maquillage… Il est ainsi urgent de rappeler que la sexualisation induit des biais automatiques de perception et d’inférence concernant la personnalité. Et qu’il est nécessaire de déconstruire et de lutter contre les stéréotypes liés au genre et à l’apparence véhiculés dans notre société », conclut le Dr. Bernard.

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