Le Pr Alain Aspect a la moustache souriante, le verbe facile et l’entrain toujours renouvelé du scientifique prêt à partager sa passion avec le public. À 77 ans, ce spécialiste de la physique quantique de l’Institut d’optique à l’Université de Paris-Saclay n’hésite pas à voyager pour parler de ses expériences sur l’intrication. Des travaux qui ont été récompensés par le Prix Nobel de Physique en 2022. De passage à l’université de Mons, à l’invitation du MuMons, sa conférence grand public a fait salle comble. L’occasion d’une rencontre privilégiée.
Daily Science (D.S.): Pr Aspect, la recherche en physique, est-elle en perte de vitesse en Europe ?
Alain Aspect (A.A.): Je pense que l’état de la recherche en physique en Europe est tout à fait satisfaisant. Nous sommes même à la pointe et parmi les pays les plus avancés au monde, en tout cas dans le genre de physique que je fais. Et il me semble que c’est également vrai dans d’autres domaines de la physique. Ceci grâce notamment aux financements européens, qu’il s’agisse des bourses du Conseil européen de la recherche dédiées à la recherche fondamentale ou au programme-cadre de recherche pour des recherches plus appliquées.
En réalité, à Bruxelles, on a une vision suffisamment large de ce qu’est la recherche avec des programmes ciblés pour comprendre qu’il faut quand même de la recherche fondamentale pour atteindre la cible des développements appliqués. L’Europe nous a permis d’éviter la catastrophe.
D.S. : En va-t-il de même pour les investissements dans les grandes infrastructures de recherche ?
A.A. : En Europe, on a le CERN, le laboratoire européen pour la physique des particules. Et ça, c’est une très bonne chose. Le CERN est manifestement une réussite dans un domaine où on ne peut pas faire autrement qu’avec les grandes infrastructures. Personnellement, je fais une physique pour laquelle je ne pense pas que les grandes infrastructures soient utiles. Ce dont on a besoin, ce sont des crédits pour monter de petites infrastructures de recherche locales. Je constate que dans le domaine des lasers (son domaine d’expertise, il travaille avec des photons, NDLR), où on a voulu parfois, et dans tous les pays, y compris aux États-Unis, créer des espèces de centres lasers qui distribuaient ensuite la lumière dans les divers laboratoires. Ce n’est pas une bonne idée. L’expérience montre que la bonne solution, c’est de disposer d’un laser dans chaque laboratoire, un laser dont chaque laboratoire porte la responsabilité.
Dans d’autres domaines de la physique, comme les neutrinos, l’astronomie, les ondes gravitationnelles, là, il faut de grosses machines. Et pas qu’une seule. Pour les ondes gravitationnelles par exemple, il est indispensable d’avoir plusieurs centres dans le monde. D’une part, ça permet de valider le fait que le signal que vous observez est un vrai signal. Et par ailleurs, en comparant le résultat obtenu dans deux sites, cela permet de localiser la source de ces ondes dans l’espace.
D.S. : Malgré les progrès actuels de la physique, votre science attire-t-elle encore les jeunes ?
A.A. : Je pense que le désintérêt des jeunes pour la physique vient en partie de leurs inquiétudes face aux problèmes que connaît notre planète, inquiétudes sans doute plus prépondérantes à leurs yeux. Il me semble indispensable de leur dire que la physique et les progrès de la physique font partie des solutions.
Prenons l’exemple de l’ordinateur quantique et de ce qu’on appelle l’avantage quantique. Tout le monde dit, ”ah, l’ordinateur quantique va permettre de faire des calculs qu’on ne peut pas faire avec un ordinateur normal”. C’est vrai. Mais on oublie un autre point de vue tout aussi vrai : l’ordinateur quantique va permettre de faire ces calculs en consommant beaucoup moins d’énergie qu’un ordinateur classique. Et quand vous dites cela à des jeunes, vous voyez leurs yeux briller. Il faut leur montrer que la physique peut les aider à résoudre les problèmes de la planète. Je pense que c’est par ce bout qu’il faut prendre les choses.
D.S. : Pour le public, la physique quantique reste mystérieuse.
A.A. : Je crois que l’explication fondamentale, c’est que la physique quantique est totalement différente de tout ce qu’on a fait dans le passé en physique, dans le sens où le formalisme mathématique de la physique quantique se développe dans des espaces mathématiques abstraits à la différence de la physique de Newton. Quand on parle d’une trajectoire, celle-ci s’inscrit dans mon espace, un espace bien décrit par Newton. Cela a un sens de suivre une planète qui décrit une trajectoire dans notre espace ou une fusée ou un projectile.
En physique quantique, c’est autre chose. La physique quantique évolue dans un espace abstrait. Quand on étudie suffisamment la physique quantique, ce qui demande quand même quelques années d’université, à ce moment-là, cet espace abstrait est apprivoisé par le chercheur. La difficulté est d’ensuite pouvoir faire le lien entre des résultats de recherche dans cet espace abstrait et ce que nous allons observer dans notre espace à nous. C’est ce qui rend la physique quantique si difficile. Et c’est ce que je m’efforce d’expliquer dans mes conférences et dans mon dernier livre.
D.S. : Faut-il dès lors initier les jeunes à la physique quantique dès l’école secondaire ?
A.A. : Il faut leur montrer que les choses sont étonnantes, mais il faut en même temps leur assurer que nous avons un formalisme mathématique extrêmement solide pour les décrire. Et que ce formalisme mathématique n’est pas fou du tout. Ce qui est fou, ce sont les images que nous développons pour rendre compte des résultats. Ils peuvent paraître bizarres. Mais, en revanche, une fois que vous avez accédé au formalisme mathématique, tout cela paraît parfaitement rationnel.
D.S. : La physique quantique va-t-elle bouleverser nos sociétés ?
A.A. : C’est déjà le cas! Mais cela prend des décennies. Ce qu’on appelle la première révolution quantique, qui est basée sur un concept extrêmement bizarre qui est le fait qu’une particule est aussi une onde et qu’une onde est aussi une particule, a bouleversé notre société : elle est à la base du transistor, des circuits intégrés, donc des ordinateurs et du laser, donc des autoroutes de l’information.
Donc la physique quantique a déjà totalement bouleversé notre société. Et il faut aussi se mettre dans la tête que toutes ces inventions, le transistor, les circuits intégrés, le laser, ne sont pas le fruit du travail de bricoleurs dans un garage qui auraient développé ces éléments par hasard. Ce sont les résultats de travaux de recherche dus aux plus grands physiciens qui ont essayé d’appliquer la physique quantique pour comprendre la façon dont le courant électrique s’écoule dans des matériaux qu’on appelle semi-conducteurs.
La seconde révolution quantique, qui est basée sur l’intrication quantique, a elle aussi déjà des applications scientifiques. Mais celles-ci bouleverseront-elles la société ? Personne ne peut le dire. Même pas un prix Nobel.