Les neurosciences relancent le débat sur la question du libre arbitre

18 mai 2020
par Camille Stassart
Temps de lecture : 4 minutes

Nos pensées, décisions et actions sont-elles libres ? Ou bien, nos comportements sont-ils le résultat de déterminants biologiques, indépendants de notre volonté ? Depuis des siècles, ces questions taraudent l’humanité.

Dans l’ouvrage « Free Will, Causality and Neurosciences », publié par les éditions Brill, un collectif international de chercheurs fait le point sur la problématique en s’appuyant sur les neurosciences. Cette discipline apparaît aujourd’hui comme la plus pertinente pour comprendre et expliquer les comportements de l’être humain. Et les dernières avancées dans le domaine semblent soutenir l’existence du libre arbitre.

“Free Will, Causality and Neurosciences”, par Bernard Feltz, Marcus Missal et Andrew Sims. Editions Brill. VP 94,00 €, VN en accès libre

Croyons-nous être libres ou le sommes-nous réellement ?

« Le libre arbitre consiste à pouvoir inscrire notre comportement dans un système de significations que l’on se donne à soi-même, et pouvoir agir en fonction de ce système dans une temporalité longue », précise Bernard Feltz, professeur émérite en philosophie des sciences de l’UCLouvain, actuel représentant de la Belgique au sein du Comité intergouvernemental de Bioéthique de l’UNESCO. Il est coordinateur de l’ouvrage avec le Pr Marcus Missal et le Dr Andrew Sims de l’Institute Of NeuroScience de l’UCLouvain.

Ce projet, débuté en 2013 et développé dans le contexte d’une « Action de Recherches Concertées » de l’UCLouvain, tente de définir si les êtres humains sont capables d’échapper au déterminisme biologique strict.

En philosophie, le débat entre les défenseurs du libre arbitre et les déterministes court depuis des siècles. Selon Descartes (1596-1650), la volonté est libre car l’humain peut douter de tout. La liberté est donc absolue. Alors que pour Spinoza (1632-1677) « les hommes se croient libres parce qu’ils sont conscients de leurs désirs mais ignorants des causes qui les déterminent ».

Du côté des scientifiques, on a longtemps adhéré à la théorie du déterminisme. Comme les gènes déterminent le cerveau qui lui-même détermine le comportement, celui-ci ne serait dicté que par la biologie. La notion de libre arbitre serait par conséquent illusoire.

« Mais cette pensée est de moins en moins partagée. Les contributions à ce recueil de réflexion montrent, en tout cas, que la théorie du déterminisme strict n’est pas tenable si l’on se réfère aux découvertes des neurosciences en matière d’apprentissage », explique le Pr Feltz.

La génétique n’explique pas tout

Les mémoires à court terme et à long terme jouent des rôles essentiels dans le processus d’apprentissage. Nous faisons en réalité appel à la mémoire à court terme en continu pour manipuler et retenir des renseignements pendant la réalisation d’une tâche ou d’une activité. Elle sert, par exemple, à se souvenir de la date et l’heure d’un rendez-vous avant de le noter. Pour se faire, le cerveau modifie chimiquement les neurones sollicités. Mais cela est réversible. C’est pourquoi, au bout d’un temps, on oublie les informations mémorisées.

Pour apprendre quelque chose, la mémoire à long terme est mobilisée. Si l’on veut retenir des informations dans la durée, la structure même des neurones doit alors être modifiée : des excroissances apparaissent et de nouvelles connexions s’établissent. Plus ces nouvelles données seront répétées, et plus ces changements structurels perdureront dans le temps.

« En résumé, notre cerveau est biologiquement programmé pour apprendre, mais cet apprentissage a aussi un impact sur sa biologie. Le cerveau est ainsi autant le produit de notre génome que de nos comportements, de notre histoire. L’idée d’un déterminisme biologique strict n’est donc plus défendable », affirme le philosophe.

« Ajoutons que ces modifications seront différentes d’un individu à l’autre. Des jumeaux ayant appris à marcher au même moment, et dans le même environnement, n’auront pas le même cerveau au niveau de la structure fine. La marche, bien qu’innée, s’apprend en effet par essais-erreurs. Chaque enfant mettra donc au point sa propre stratégie pour tenir debout, basée sur ses propres tentatives, échecs, et réussites », poursuit-il.

La communication, siège de la liberté

Le constat est le même pour les autres types d’apprentissages, comme celui de la langue : la capacité à apprendre à parler est innée, mais l’activité influencera le cerveau de l’apprenant. Ce qui différencie vraiment le langage des autres pratiques humaines est qu’il serait, selon les auteurs et autrices, la clé pour accéder au libre arbitre.

« C’est un système logique qui permet une représentation de la réalité (le mot « lion » ne veut rien dire en soi, c’est un concept abstrait construit pour évoquer un animal réel). Il ouvre aussi la porte à l’imaginaire, à la création, puisqu’on peut parler de choses qui n’existent pas. Enfin, la langue offre la possibilité d’inscrire nos comportements dans une temporalité longue et d’anticiper les choses (« dans 6 mois », « tout de suite », « plus tard », etc.) », développe le Pr Feltz.

Quelle que soit la langue apprise, elle donne à l’être humain la possibilité de représenter, imaginer, distancer et anticiper le réel. Apprendre à communiquer apporte, dès lors, une certaine maîtrise sur notre environnement, et donc sur nos comportements. Grâce au langage, nous sommes capables d’articuler nos pensées et actions sur le long terme avec un objectif souhaité. Et c’est cela, le libre arbitre.

« Selon nous, le monde n’est pas construit sur une logique de « tout » ou « rien », où l’humain est soit absolument libre, soit totalement déterminé. Nous serions en réalité dans un système de contraintes, mais qui laisse une marge de manœuvres, que l’on peut exploiter au travers du langage », conclut Bernard Feltz.

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