La crise environnementale et climatique ne se résoudra pas sans solutionner la crise démocratique et les inégalités sociales. François Gemenne en est convaincu. Chercheur FNRS en science politique dans le service de géographie rurale de l’Université de Liège, il est également membre du GIEC et directeur exécutif du programme de recherche « Politiques de la Terre à l’épreuve de l’Anthropocène » à Science Po Paris. Récemment, il a publié, avec le docteur en écologie Aleksandar Rankovic, un Atlas de l’Anthropocène.
De l’érosion de la biodiversité à la détérioration des sols, en passant par les accidents industriels et les mobilisations sociales, cet ouvrage réunit l’ensemble des données sur la crise écologique de notre temps, jusqu’alors éparpillées dans diverses sources.
« Notre souhait était de mettre en évidence des données qui nous semblaient importantes, liées à des sujets essentiels, mais dont on ne parle jamais ou peu dans le débat public. »
Le gouffre écologique des vidéos sur le web
La pollution numérique en fait partie. En ayant jeté la télévision aux orties pour lui préférer le visionnage de films et de séries sur le web, certains pensent avoir opté pour le choix le plus écologique. Ils ont tort. L’empreinte carbone d’un film sur DVD ou à la télévision est nettement plus faible que le même film sur YouTube ou Netflix.
« Chaque année, les vidéos regardées sur YouTube émettent l’équivalent de 10 millions de tonnes de CO2, soit l’empreinte carbone annuelle d’une ville comme Francfort ou Glasgow. En 2015, le visionnage de vidéos en ligne a représenté 63% de la circulation mondiale de données sur Internet ! »
Les emails non effacés plombent l’empreinte carbone
Les courriers électroniques sont aussi assortis d’une empreinte carbone importante. « Un message avec une pièce jointe d’un méga octet parcourt environ 15.000 km entre son origine et sa destination, laquelle se trouve parfois dans des bureaux contigus… Alors que chaque courriel émet 10 grammes de CO2, les spams à eux seuls représentent 0,2 % des émissions mondiales de CO2. Soit l’équivalent de 3 millions de voitures. »
Le pire, ce sont les emails non effacés. Contrairement aux lettres en papier oubliées dans une farde, les courriels continuent d’émettre des gaz à effet de serre lorsqu’ils sont stockés dans les boîtes emails, et donc sur des serveurs de « data centers ». Ceux-ci, qui demandent à être refroidis continuellement, représentent pas moins de 25 % des émissions de CO2 liées à Internet.
Si Internet était un pays, il serait le 5e consommateur mondial d’électricité!
Le financement outrancier des énergies fossiles
Le financement des énergies fossiles est également éclairé dans l’Atlas de l’Anthropocène. Chaque année, les industries du secteur pétrolier et gazier reçoivent de l’argent public et privé à hauteur de 5.200 milliards de dollars. Soit 6,5 % du PIB mondial, c’est-à-dire de l’ensemble de la richesse produite dans le monde sur une année.
« Tant que l’on continuera à investir autant d’argent dans les énergies fossiles, on n’en sortira pas. C’est la même chose avec les subventions publiques : en France, pour chaque euro donné aux énergies renouvelables, on continue à donner deux euros aux énergies fossiles », explique-t-il.
Pour changer la donne, les citoyens doivent se réapproprier les choix collectifs
Face au déluge de données reprises dans l’Atlas, difficile de ne pas sentir poindre le désespoir. Mais pour François Gemenne, avoir un socle de compréhension commune, c’est la condition sine qua non pour pouvoir esquisser des solutions.
Quelles sont-elles ? Pour y répondre, il relie la question de l’Anthropocène à la question de la crise démocratique. « Je suis très frappé à quel point les gens se sentent aliénés par rapport aux choix collectifs qui sont posés. Combien de fois n’entends-je pas des réflexions du type : tout est décidé par les gouvernements et les multinationales, que puis-je faire à mon échelle ? »
« La réalité, c’est qu’être citoyen d’un pays industrialisé, c’est être aussi comptable de l’action de son gouvernement. C’est pareil pour les multinationales et les grandes entreprises. Nous sommes consommateurs de leurs produits et parfois sommes même leurs actionnaires sans le savoir : de nombreux citoyens possèdent des sicav ou des placements en actions tout simplement parce que leur banquier leur a proposé ces produits financiers, mais ne se sont jamais posé la question de qui se cache derrière ceux-ci. Les multinationales et les gouvernements ne sont pas des sortes d’ovnis qui planent au-dessus de nous et sur lesquels nous n’aurions aucun contrôle. »
Pour le Pr François Gemenne, l’enjeu numéro 1, c’est que chaque citoyen se réapproprie les choix collectifs, comme il l’explique ici :
« Des mouvements comme la mobilisation des jeunes pour le climat ou Extinction Rebellion (ou encore Rise for Climate, NDLR) sont ainsi très importants : ils se réapproprient les outils des luttes politiques et sociales pour les appliquer aux questions environnementales. Ils vont précisément montrer que c’est par des mobilisations collectives et des choix collectifs que nous pourrons en sortir. »
« Le néolibéralisme a isolé chacun de nous dans le rôle de consommateur. Or, pour résoudre la question écologique en général, il faut que nous cessions d’être de simples consommateurs et que nous redevenions des citoyens (au sens de « qui participent aux décisions », NDLR)», conclut le Pr Gemenne.