Le Cerrado, savane brésilienne, couvrant 22% du Brésil et contenant 5% de la biodiversité mondiale, est la région la plus touchée par le déboisement au Brésil.

La stabilité des relations commerciales, une garantie d’un commerce plus durable ?

20 janvier 2021
par Laetitia Theunis
Durée de lecture : 5 min

Mesurer la régularité des relations entre acteurs de différentes filières pourrait conduire à l’élaboration de politiques menant à un commerce mondial plus durable. C’est la conviction du Dr Patrick Meyfroidt, géographe à l’UCLouvain qui a développé une méthodologie spécifique dénommée « concept d’adhérence géographique ». Dans une étude, il l’applique à la culture du soja au Brésil et à la lutte contre la déforestation.

Mesurer la stabilité des relations commerciales

Qu’entend-on par adhérence géographique? «L’idée est de mesurer la stabilité, ou la régularité, des relations commerciales entre les différents acteurs d’une filière. Ceux-ci sont les producteurs, les intermédiaires (des commerçants ou des coopératives qui achètent le produit aux fermiers, ou des commerçants qui achètent ce produit aux coopératives, mais aussi les ports par lesquels le produit transite avant d’être exporté) ainsi que les pays où le produit est destiné à être consommé», explique Dr Patrick Meyfroidt, chercheur qualifié FNRS au sein du Georges Lemaître Centre for Earth and Climate Research de l’UCLouvain.

«Il s’agit donc de mesurer, d’une année à l’autre, le taux d’interaction commerciales entre de mêmes acteurs ou s’il y a de l’instabilité, de la volatilité dans ce marché. »

Pourquoi cette démarche est-elle importante ? Depuis un certain nombre d’années, se développent des mécanismes de gouvernance au sein des filières commerciales internationales, afin d’améliorer leur soutenabilité. C’est notamment le cas dans le cadre de la lutte contre la déforestation des forêts tropicales, liée à l’extension des cultures, comme le soja au Brésil. Cet exemple est au cœur d’une étude menée par les chercheurs de l’équipe menée par le Dr Meyfroidt.

La lutte contre la déforestation sur les épaules du privé et des consommateurs

Pendant longtemps, pour stopper la déforestation, l’accent a été mis sur les politiques publiques. «Mais la démarche est compliquée, car nombre de villes et d’états n’ont pas une capacité d’action voire une volonté d’action idéales. C’est pourquoi depuis 10-15 ans, suite notamment au Moratoire sur le Soja signé par les grandes compagnies en 2006 sous l’impulsion de Greenpeace, l’accent s’est déplacé de plus en plus sur des mécanismes privés. Il s’agit désormais de faire en sorte que les entreprises actives dans les filières du soja décident, elles-mêmes, de réduire la déforestation. »

Les grandes ONGs, les gouvernements et les entités supranationales comme la Commission européenne tablent sur un scénario où les consommateurs affichent clairement leur volonté d’acheter des produits sans déforestation.

« Si les parties prenantes (les consommateurs, mais aussi les gouvernements et les grandes entreprises de l’agroalimentaire qui souhaitent verdir leur image) envoient un signal fort aux compagnies en réclamant des biens produits de façon plus durable, ce message va se répercuter tout au long de la filière, jusqu’aux agriculteurs les incitant à améliorer leurs modes de production, par exemple, en renonçant à la déforestation », précise le géographe.

Le pouvoir de la stabilité des relations commerciales

Cette transmission est possible si la filière est caractérisée par une certaine stabilité ou adhérence. C’est-à-dire si l’agriculteur qui produit du soja sait qu’il va le vendre cette année encore à la coopérative à laquelle il a l’habitude de le vendre. Et que celle-ci traite depuis de nombreuses années avec le même intermédiaire qui lui demande toujours du soja sans déforestation pour exporter en Europe. Et cet intermédiaire, lui-même, fait cette requête, car il a l’habitude de traiter avec une entreprise agroalimentaire qui lui demande du soja sans déforestation de façon répétée.

« Un certain niveau de régularité dans les relations commerciales facilite la transmission de ce signal qui demande de la soutenabilité. »

«  La plupart des théories du changement se basent sur cette idée que le signal se transmet tout au long de la filière, mais celle-ci est, en réalité, une hypothèse non vérifiée, car il manquait jusqu’alors un cadre méthodologique. Nous l’avons développé et nous l’utilisons désormais pour explorer cette hypothèse », explique le Dr Meyfroidt.

Il est important de souligner que la notion d’adhérence n’est pas positive ou négative en elle-même. Une adhérence trop faible nuit à la transmission du signal de soutenabilité. Tandis qu’une adhérence trop élevée peut refléter une forme de rigidité dans les filières, qui diminuerait sa capacité de réorganisation ou de résilience aux chocs.

Le Cerrado, en proie à la déforestation massive.

Adhérence élevée versus déforestation accrue

Un paradoxe émerge. Les commerçants de soja avec des scores d’adhérence élevés montrent également des risques de déforestation plus élevés. Comment l’expliquer ?

« D’une part, les plus gros traders, les plus gros intermédiaires, ont des scores d’adhérence élevés. En effet, ceux qui ont tendance à avoir un approvisionnement distribué en de nombreux endroits ont besoin de sécuriser des gros volumes de façon régulière. Cela passe par davantage de stabilité dans leurs relations commerciales. »

« Par contre, les plus petits intermédiaires sont parfois des entreprises qui commercialisent un éventail de produits plus large qui se rajoute au soja. Ils réagissent aux opportunités du marché. Lorsqu’une grosse cargaison de soja est disponible dans une coopérative à un prix intéressant, et qu’ils ont les liquidités, ils l’achètent, sinon, ils attendront et iront ailleurs. »

« D’un autre côté, les gros traders présentent des scores élevés de déforestation. En effet, les entreprises qui font de gros volumes et qui capturent l’essentiel de l’augmentation de la demande de soja sont les acteurs présents sur les fronts pionniers de déforestation (ces dernières années, concernant la culture du soja au Brésil, la déforestation a lieu essentiellement dans les savanes et forêts sèches du Cerrado). Et ce, car ils ont la capacité de mettre les moyens pour construire des routes, des silos, des lieux de transformation, dans des régions reculées. Actuellement, on essaie d’aller plus loin dans la compréhension de ces différentes relations, de les décortiquer », conclut Dr Patrick Meyfroidt.

 

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