Pr Jordi Quoidbach © Christian Du Brulle

Pour vivre heureux, cultivons nos émotions et misons sur l’émodiversité

20 mars 2025
Carbe blanche par Jordi Quoidbach, docteur en psychologie, professeur à l’ESADE (Barcelone) et professeur invité à la Solvay business school (ULB)
Temps de lecture : 8 minutes

Au XIXe siècle, les vignobles français ont fait face à une crise majeure lorsqu’un parasite appelé phylloxéra est arrivé des États-Unis. Certains viticulteurs avaient importé des plants de raisins américains, introduisant involontairement ce parasite. Celui-ci s’est répandu comme une traînée de poudre parce que les vignobles français ne cultivaient qu’une seule espèce de raisin, le Vitis vinifera. Elle est à l’origine de nombreux cépages familiers comme le chardonnay, le cabernet ou le merlot.

Malheureusement, cette espèce n’offrait aucune résistance naturelle. Près d’un tiers des vignes françaises furent détruites, l’une des plus grandes catastrophes de l’histoire du vin. Pour contrer la crise, les viticulteurs ont eu l’idée de diversifier leurs cépages. Ils ont greffé des racines de raisins américains, résistantes au phylloxéra, sur leurs plants de Vitis vinifera au goût plus délicat. Cette combinaison a permis de sauver progressivement l’industrie vinicole française, jusqu’à lui redonner son prestige actuel.

En cette Journée internationale du bonheur, je souhaite transposer ce principe de diversité au domaine de la psychologie. Nous sommes nombreux à chercher le bonheur à tout prix: livres, podcasts, groupes promettant l’épanouissement. « Regarde le bon côté », « Concentre-toi sur le positif », « Vois le verre à moitié plein » : ces injonctions fleurissent partout, des t-shirts aux posts Instagram. Notre culture laisse penser qu’être heureux signifie ressentir exclusivement des émotions positives et rejeter toutes les autres.

Le stress ou les émotions négatives ne sont pas intrinsèquement mauvais

D’un côté, c’est compréhensible : tristesse, peur ou colère ne sont pas agréables. Qui voudrait se sentir mal ? Pourtant, cette quête effrénée du bonheur va à l’encontre de notre biologie. Tous les humains en bonne santé font l’expérience d’un flux naturel d’émotions, y compris la solitude, la colère, le doute ou la peur. C’est simplement notre cerveau qui fait le travail pour lequel il a été optimisé aux cours de centaines de milliers d’années d’évolution : anticiper et résoudre les problèmes et pièges potentiels.

Dans nos travaux sur les émotions et le bien-être, nous observons que les gens souffrent souvent non pas parce qu’ils ont des émotions désagréables – c’est inévitable – mais plutôt à cause de la manière dont ils considèrent ces sentiments. L’une des découvertes majeures de la science des émotions est que le stress ou les émotions négatives ne sont pas intrinsèquement mauvais pour la santé.  Très souvent, c’est la croyance que « les émotions négatives sont mauvaises » qui est la plus nocive.

Une étude portant sur 30.000 Américains a montré que les personnes les plus stressées avaient un risque plus élevé de mourir prématurément… uniquement si elles pensaient aussi que le stress était mauvais pour leur santé. Celles qui voyaient le stress comme quelque chose d’utile ne présentaient pas ce risque accru.

Pourquoi ? Parce que si l’on juge les émotions négatives mauvaises, on se lance dans toutes sortes de stratégies pour les repousser ou les étouffer : boire pour fuir la tristesse, éviter un examen médical par peur, ne pas demander de l’aide pour ne pas éprouver de gêne. Au final, ce sont ces comportements d’évitement qui s’avèrent les plus délétères.

Encore mieux qu’être heureux ?

Longtemps, nous avons cru que la recette du bonheur était simplement d’accumuler des émotions positives et d’éviter les négatives. Pourtant, de plus en plus de recherches révèlent qu’une vie émotionnellement saine repose plutôt sur l’émodiversité.

L’émodiversité, c’est la capacité à ressentir toutes sortes d’émotions, agréables ou désagréables, dans des proportions relativement équilibrées. Ainsi, ressentir de la joie ou de la fierté est tout aussi essentiel que d’éprouver de la tristesse, de la colère ou de la frustration. L’idée n’est pas de fuir les émotions négatives, mais de savoir naviguer parmi toutes ces nuances pour s’adapter à ce que la vie nous présente.

Imaginez que vous acheviez un projet important au travail. Vous pourriez ressentir de la fierté, une émotion motivante qui vous pousse à continuer sur votre lancée et à viser encore plus haut. Vous pourriez aussi ressentir de la gratitude, une émotion qui vous incite à reconnaître le soutien des autres et à valoriser leur contribution.

Si vous ne ressentez que de la fierté, vous risquez de vous épuiser à toujours en faire plus. À l’inverse, si seule la gratitude domine, vous pourriez finir par vous effacer, sans jamais prendre pleinement la place que vous méritez. Mais en combinant les deux, vous trouvez un équilibre : vous continuez d’avancer tout en maintenant de saines relations avec votre entourage. Voilà l’émodiversité en action.

Ce concept n’est pas purement théorique. Nos études montrent que les personnes qui ressentent davantage d’émotions différentes prennent souvent de meilleures décisions et sont moins sujettes aux biais cognitifs.

Un équilibre à trouver entre émotions positives et négatives

Prenons l’exemple du « sunk cost bias » : après un repas copieux, vous commandez un dessert cher et délicieux. Rassasié au bout de quelques bouchées, allez-vous le finir malgré tout ou y renoncer ? Nous avons posé une dizaine de questions similaires à des volontaires : certains devaient nommer l’émotion principale ressentie, d’autres un panel de trois émotions ressenties. Résultat : ceux qui avaient identifié plusieurs émotions se montraient plus rationnels et moins vulnérables aux biais (et, du coup, renonçaient à se forcer à finir leur dessert !).

D’autres recherches menées par des scientifiques canadiens indiquent que les individus dotés d’une émodiversité élevée font preuve de plus de sagesse dans la résolution des conflits. Bien que nous ne comprenions pas encore tous les mécanismes, il se peut que cette souplesse émotionnelle les protège de la dépression et améliore leur santé physique.

Dans une étude menée en collaboration avec une mutuelle auprès de milliers de Belges, nous avons demandé aux participants à quelle fréquence ils ressentaient une vingtaine d’émotions différentes telles que la joie, la tristesse ou la jalousie. Les 10 % présentant le plus haut niveau d’émodiversité consultaient en moyenne 25 % moins souvent leur médecin et coûtaient 1200 euros de moins par an à la sécurité sociale en dépenses de santé. Fait intéressant, ces avantages s’observaient même pour les émotions négatives : il vaut mieux répartir tristesse, jalousie et honte de façon équilibrée plutôt que de souffrir d’une seule émotion négative omniprésente.

Comment augmenter son émodiversité ?

1. Prendre régulièrement son pouls émotionnel

Accordez-vous, trois ou quatre fois par jour, une minute de pause pour analyser ce que vous ressentez à l’instant présent. Tentez de décrire votre état d’esprit avec des mots précis, plutôt que de vous limiter à « je vais bien » ou « je me sens mal ». Ressentez-vous de la satisfaction, de la nervosité, un soupçon d’impatience ? Arrivez-vous à identifier un fond de joie ou de nostalgie ? Cette simple habitude affine notre conscience de l’éventail d’émotions qui nous traversent au fil de la journée et nous aide à cultiver un équilibre entre elles.

2. Accueillir ses émotions avec curiosité et bienveillance

Une métaphore qui vient du bouddhisme suggère de traiter chaque émotion comme un invité qui se présente chez vous. Plutôt que de fermer la porte à la colère ou à la peur, invitez-les à entrer comme vous le feriez avec un invité de marque. Remerciez-le d’être venu chez vous et demandez-lui  « Qu’as-tu à partager ? » Les recherches sur la régulation émotionnelle montrent que cette ouverture nous aide à comprendre le véritable message de chaque émotion, plutôt que de simplement réagir ou la rejeter.

3.Cultiver ses émotions

En fin de compte, diversifier nos émotions pourrait être l’une des meilleures stratégies pour prendre soin de notre bien-être. Comme les vignerons français qui ont restauré la vitalité de leurs vignes grâce à de nouvelles racines, nous pourrions tous renforcer notre « écosystème psychologique » en cultivant toutes les émotions, positives et négatives, pour une vie plus riche et épanouie.

 

 

Note 1: À l’occasion de son dixième anniversaire, Daily Science donne chaque mois carte blanche à l’un(e) ou l’autre spécialiste sur une problématique qui l’occupe au quotidien. Et ce, à l’occasion d’une des journées mondiales de l’Unesco. Aujourd’hui, la Journée internationale du bonheur.

Note 2 : Pour aller plus loin, le laboratoire du Pr Quoidbach a mis au point l’Emodiversité Challenge. Pour le tester, il suffit de télécharger l’application Mindsampler, puis d’entrer le code EMOTIONS. Les participant(e)s reçoivent alors trois notifications par jour, chacune invitant à noter en quelques secondes les émotions ressenties « sur le moment ». Après quelques semaines, un rapport personnalisé est envoyé. Il présente notamment le niveau d’émodiversité du participant et le lien potentiel avec son bien-être. Cette approche ludique vise à aider chacun à mieux comprendre la richesse de son paysage émotionnel tout en contribuant à la recherche sur le bonheur.

Haut depage