Extrait des « Grandes chroniques de France de Charles V » vers 1370-1375 © Bibliothèque nationale de France

Des modèles écologiques aident à estimer la survie des romans chevaleresques médiévaux

20 avril 2022
par Christian Du Brulle
Temps de lecture : 5 minutes

Des histoires de chevaliers, de princesses, de quêtes émaillent la littérature chevaleresque médiévale. « La Chanson de Roland », « Tristan et Iseut », les récits de la cour du Roi Arthur ou encore la « Chanson des Nibelungen » en sont quelques exemples célèbres. Si ces œuvres sont connues aujourd’hui, cela relève peut-être d’un miracle. D’après les études récentes menées par une équipe internationale de chercheurs, parmi lesquels on retrouve trois scientifiques belges, il se pourrait qu’un tiers des romans chevaleresques médiévaux européens ait été perdu au fil des siècles. Pour arriver à cette conclusion, les chercheurs ont appliqué à la littérature médiévale des modèles utilisés en… écologie.

Sur la piste des manuscrits

Au Moyen Âge, ces romans chevaleresques circulaient sous la forme de livres écrits à la main. Chaque manuscrit était produit individuellement. Cet objet matériel unique a pu survivre sous la forme d’un volume de parchemin ou de papier (ou des restes fragmentaires de ce volume).

Avec la multiplication des copies d’une même histoire, de multiples témoins parallèles d’une même œuvre médiévale circulaient, en particulier pour les récits les plus populaires.

Les spécialistes s’accordent à dire qu’une grande partie de la littérature médiévale a été perdue, à la fois par des pertes accidentelles – par exemple, des incendies de bibliothèques – et par des destructions délibérées, comme le recyclage de livres en matériel de reliure pour d’autres livres. Les chercheurs n’ont donc pu travailler que sur des restes de manuscrits afin d’estimer le taux de survie des œuvres.

« Nous sommes partis du principe que les méthodes statistiques de recensement des espèces rares pouvaient également servir à estimer le nombre d’œuvres littéraires perdues », explique Mike Kestemont, professeur en sciences computationnelles à l’Université d’Anvers.

Fragment d’ouvrage chevaleresque médiéval en langue néerlandaise © Forgotten books

Estimation du taux de survie

Les modèles d’espèces invisibles issus de l’écologie sont des méthodes statistiques permettant d’estimer le nombre d’espèces qui n’ont pas été détectées lors des campagnes d’observations de terrain. « Nous pensons que ces modèles peuvent également être utilisés pour estimer le taux de survie des biens culturels des sociétés antérieures, notamment dans le domaine de la littérature historique », indiquent les chercheurs de l’équipe.

« Nous traitons les œuvres littéraires comme des espèces dans le domaine de l’écologie, et les manuscrits qui sont parvenus jusqu’à nous comme autant d’observations recensées d’une espèce donnée. »

Le groupe de recherche impliqué dans le projet « Forgotten books » est composé d’universitaires provenant de douze instituts de recherche. Il a calculé que 32 % de tous les romans de chevalerie et autres récits héroïques médiévaux ont été perdus au fil des siècles.

Six zones linguistiques

« Nous avons analysé les taux de survie des œuvres littéraires dans six zones linguistiques, chacune séparément, et avons constaté d’énormes disparités en Europe », précise Remco Sleiderink, professeur de littérature néerlandaise, de l’Université d’Anvers. « Environ 80 % des œuvres rédigées en allemand, en islandais et en irlandais ont été conservées, tandis que moins de la moitié de la littérature anglaise, française et néerlandaise est parvenue jusqu’à nous. »

Les résultats concernant les littératures insulaires (Irlande et Islande) sont remarquables. Malgré la taille réduite de ces îles par rapport à l’Europe continentale, les taux de survie de leurs littératures sont équivalents ou supérieurs à ceux des littératures plus influentes.

« Le fait que ces cultures insulaires isolées se comportent différemment est particulièrement intéressant, car en écologie aussi, les îles présentent un intérêt particulier : leur richesse en espèces endémiques est plus élevée. Si les îles sont effectivement mieux à même de préserver leur patrimoine biologique, pourrait-il en être de même pour leur patrimoine culturel », s’interrogent les chercheurs.

Une dispersion mondiale

« Tout comme les graines des plantes, les livres historiques ont été soumis à une dispersion mondiale après le Moyen Âge », précise l’équipe. « Souvent, des fragments de manuscrits ont voyagé inaperçus, dans les dos de livres ultérieurs où ils ont été recyclés. Ils réapparaissent plus tard dans des régions éloignées. Dans d’autres cas, des codex richement illustrés ont été échangés par des vendeurs de livres réputés pour des prix records lors de ventes aux enchères publiques.»

« Dans ce contexte, les documents anglais se distinguent. Leur dispersion est restée étonnamment localisée dans les îles britanniques, alors que pour les autres langues, les œuvres ont connu une diffusion beaucoup plus large sur le continent européen. Tout comme en écologie, la capacité à migrer a pu être un facteur crucial pour la survie des littératures. »

Nouvelle ligne de recherche

L’équipe estime que les résultats obtenus ouvrent une nouvelle ligne de recherche pour l’étude des cultures anciennes. La méthode utilisée pourrait s’appliquer à de nombreux autres champs d’études. Dans le domaine des sciences du patrimoine, les chercheurs pourraient y avoir recours pour investiguer des sujets tels que les monnaies anciennes, les contes, voire les peintres oubliés.

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