SERIE (2/3) Utopia
Penser l’avenir ou l’à-venir n’est-il qu’une douce rêverie ou cet acte, en apparence banal, recèle-t-il d’autres puissances ? Les universités de Saint-Louis – Bruxelles et de Namur se sont associées pour mener à bien un projet de recherche philosophique sur l’utopie, ses sens, son atrophie contemporaine, son lien avec les révolutions ou encore ses modes d’expression . Daily Science vous propose un voyage de trois articles à la découverte de l’Utopie.
Depuis le 16e siècle, l’utopie s’est drapée de différents habits, son sens et son étendue ont varié – et ces différents sens peuvent se superposer. « On pourrait par exemple identifier une utopie spécifique à la période des Lumières, analyse Sébastien Laoureux (UNamur). Sa caractéristique réside dans un idéal visé – à titre d’idéal régulateur –, un idéal qui ne se réalisera sans doute jamais en tant que tel mais qui permet pourtant d’agir ‘ici et maintenant’. »
« Si l’on suit le travail de Karl Mannheim (dans Idéologie et utopie) on peut aussi identifier une utopie qu’il appelle ‘chiliastique’ et qui se déploie pour la première fois au début du 16e siècle. Il s’agit d’une utopie très différente de l’utopie ‘libérale’ des Lumières. Ici, aucun idéal n’est visé. Il s’agit donc d’une utopie paradoxale, pulsionnelle même, qui vise un renversement total de l’ordre établi mais sans idée précise de ce qui doit advenir après. Il y a quelque chose d’intolérable dans ce que vivent les individus qui les amènent à se mettre ensemble pour renverser les institutions présentes ».
De l’idéal à la rupture
Si l’on reprend l’utopie chiliastique de Karl Mannheim, ce renversement de l’ordre établi, même sans projet, « peut être synonyme de moments révolutionnaires dans l’histoire : soudainement, un peuple se soulève. Évidemment cet événement n’a pas de durée, il s’agit d’une rupture, d’une discontinuité, jusqu’à ce que quelque chose se reconfigure par après » continue Laoureux.
L’utopie serait-elle le ferment de la révolution ? Ou tout du moins sa condition nécessaire ? « L’acte révolutionnaire mobilise sans doute quelque chose de l’ordre de l’utopie, avance Laurent van Eynde (USL-Bruxelles). Faire une révolution engage souvent une projection interrogative, une critique et imagine un avenir. »
La mise en pratique de l’utopie
« Dans le cadre de notre travail, nous réfléchissons à la révolution comme manière quintessenciée de comprendre l’utopie dans l’irruption d’un présent. Qui fait rupture. Qui est instituante ou ne l’est pas ». « D’une certaine manière enchaîne Sébastien Laoureux, on pourrait dire que toute révolution échoue en ce sens qu’elle ne dure pas. Dès lors, toute la question est de savoir – et nous sommes au cœur de l’enjeu de la continuité et de la discontinuité – si c’est une discontinuité qui aura ou pas une forme de consistance temporelle ».
« Tout l’enjeu de la révolte est de faire discontinuité, poursuit Laurent van Eynde. Une discontinuité radicale mais qui en même temps souhaite organiser quelque chose comme une continuité ». Soit stopper la marche prévue des événements régissant une société, pour en inventer une nouvelle. « Mais dans quelle mesure cette nouvelle continuité instituée par la révolution ne dénature-t-elle pas le moment révolutionnaire lui-même » ?
« On parle souvent des Printemps arabes comme d’un échec car n’avons-nous pas retrouvé les mêmes hiérarchies qui se sont reconfigurées, se demande Sébastien Laoureux ? La question est peut-être de voir ce que les Printemps ont néanmoins permis. Après la révolution, le moment de réinstitutionnalisation est inévitable mais il faut voir ce que le moment de rupture – la révolution – a apporté ».
Evénement et institutionnalisation
« Plus proche de nous, Nuit Debout, qui n’a duré que quelques mois, ajoute-t-il, suscite le même style de questions. On se dit aussi qu’il s’agit d’un échec. Mais ne faut-il pas analyser ce moment comme proprement utopique. Voire comme une pratique utopique : pas de leader, des décisions systématiquement ‘horizontales’, … Ce n’était sans doute pas destiné à durer mais on peut par contre poser la question : comment ces moments de rupture font-ils ‘effet’ dans la continuité qui se reconfigure par après ? ». Aujourd’hui, plusieurs grèves facultaires contre la loi Vidal, en France, reprennent ces processus d’organisation.
Ce qui amène, sans doute, un problème insoluble. Pour Laurent van Eynde, « si vous faites une révolution qui institue, il y a sans doute dénaturation de ce qui faisait la révolution : l’évènementiel. Mais à l’inverse, une révolution qui ne produit rien, qui n’est que dans l’évènementiel de la rupture, en quoi a-t-elle une portée propre? »
« On a affaire à deux écueils : l’absence de révolution – et nous retrouvons une pure continuité, un schème nécessitariste, comme le pose Francis Fukuyama – et la pure discontinuité qui ne permet pas de faire histoire. En fin de compte, la question est : peut-on faire ou non Histoire avec un événement ? Selon moi, on ne peut faire histoire qu’avec un événement instituant ». L’insoluble paradoxe de la révolution et de l’utopie qui l’engendre.