D’ici fin 2020, l’Europe sera dotée d’un nouveau lanceur. Ariane 6 (A6) succédera à Ariane 5 (A5), la fusée phare européenne qui a réussi pas moins de 107 lancements depuis la base de Kourou. A6 est un lanceur innovant, existant en deux versions – équipé de deux boosters (A62) ou de quatre boosters (A64)- , tout en étant fondé sur les technologies éprouvées d’A5. Alors que le projet arrive à son terme, avec un vol inaugural attendu d’ici quelques mois, les concurrents redoublent d’inventivité. Déclenchée par la mode des constellations de petits satellites, la fièvre des mini-fusées gagne le monde de l’espace. Pas moins de 150 start-up, dont une grosse vingtaine en Europe, visent la fabrication de petits lanceurs pour les placer en orbite. De quoi concurrencer les lanceurs développés par l’Europe, comme Ariane 6 ?
En marge de la Space Conference organisée à Bruxelles, entretien avec Stéphane Israël, le Président Exécutif d’Arianespace.
Daily Science (DS) : Que pensez-vous des projets industriels de mini-fusées, comme celui qui est porté par le constructeur allemand de satellites OHB ?
Stéphane Israël (SI) : « Si l’Europe devait mettre de l’argent dans ces micro-fusées, il faut qu’elles soient complémentaires aux solutions existantes, Véga C (petit lanceur européen pour une charge utile de 2200 kilos amenée en orbite terrestre) et A6 (lanceur européen de moyenne à forte puissance amenant de 5 à 10,5 tonnes en orbite géostationnaire). Dans un contexte budgétaire contraint, il est inimaginable que l’Europe multiplie les investissements qui ne seraient pas coordonnés avec ceux qui ont été faits. Par ailleurs, il n’y aura pas de micro-lanceurs durablement exploités sans argent public. »
« J’en veux pour preuve l’Electron de Rocket Lab. Ce micro-lanceur est le seul qui vole aujourd’hui, mais son “business model” est fondé sur les missions faites pour le gouvernement américain dont les revenus sont très supérieurs à ceux des acteurs privés. »
« Si un micro-lanceur était financé par l’ESA, Arianespace serait un candidat naturel pour l’ exploiter. Et le centre spatial guyanais, pour le lancer. L’intérêt d’un tel projet serait de tester et d’accélérer des innovations et d’aller vers des orbites spécifiques dans la perspective d’un « quick access to space ». Mais une fois encore, voyons d’abord en quoi il serait complémentaire de l’offre en lancement partagé de Vega C et d’Ariane 6 et soyons conscients qu’il réclamera de l’argent public. »
DS: Dans Les Echos, Marco Fuchs, le patron d’OHB, dit, « l’engouement actuel pour les petits lanceurs arrive en réaction du design trop conservateur d’A6 prisonnière de décisions prises à la conférence ministérielle de 2014 ». Qu’en pensez-vous ?
SI : « Jean-Jacques Dordain, l’ancien patron de l’ESA, l’a souvent dit : le design retenu pour Ariane en 2014 était le meilleur possible et envisageable pour l’Europe spatiale. Il fallait apporter une réponse rapide à un contexte où A5 n’était plus adaptée au marché de la décennie 2020. Un lanceur en rupture aurait pris beaucoup plus de temps. Ariane 6 a déjà 9 missions en carnet, la moitié pour l’Europe et l’autre pour des opérateurs commerciaux, montrant que sa configuration est la bonne. »
« Ensuite, A6 est le début d’une aventure où l’industrie va innover de façon toujours plus rapide. ArianeGroup a proposé une feuille de route ambitieuse comprenant un nouveau moteur à oxygène et méthane, un étage supérieur léger et une démonstration d’étage récupérable, Thémis. Avec notamment le soutien du CNES (agence spatiale française) et du DLR (agence spatiale allemande), la dernière conférence ministérielle de l’ESA a donné le coup d’envoi de cette feuille de route. C’est une excellente nouvelle. »
DS : Lors de la dernière conférence ministérielle, le budget spatial a atteint un beau score. Les 22 pays membres de l’Agence spatiale européenne (ESA) ont voté un budget de 14,4 milliards d’euros pour financer les nouveaux programmes. C’est une somme record. Mais, en comparaison avec le budget spatial des Etats-Unis, cela reste peu. L’Europe, va-t-elle se faire distancer faute de moyens suffisants ?
SI : « Les missions américaines Apollo ont coûté plusieurs dizaines de milliards de dollars. L’Europe a toujours eu des budgets plus modestes que les Etats-Unis. C’est un fait. Mais cela ne nous a pas empêchés de faire de très grandes choses et de nous affirmer comme une grande puissance spatiale. »
« Ce qui est sûr, c’est que les Américains sont en train d’accroître leur effort en matière spatiale, à la fois civile et militaire. On peut penser que dès cette année, ils vont dépenser 60 milliards de dollars pour l’espace. Les Chinois ont aussi de grandes ambitions spatiales. L’Europe doit donc accroître ses investissements. »
« La très bonne nouvelle, c’est qu’à la conférence ministérielle de l’ESA, il y a eu une augmentation de 40 % des budgets par rapport à 3 ans auparavant. Nous espérons que le prochain budget spatial de l’Union européenne consolidera ce niveau d’ambition. »
DS : Quels rôles primordiaux va jouer l’espace dans les prochaines années ?
SI : « Plus que jamais, l’espace va rendre des services qui sont au cœur des défis du 21e siècle. Notamment, les changements climatiques. Avec Copernicus, l’Europe a le projet de surveillance de l’environnement le plus ambitieux au monde. On a aussi besoin de satellites pour assurer la sécurité des citoyens. »
« Ensuite, il va y avoir une course à la connectivité totale. Les satellites, qui peuvent opérer une connectivité de très grande qualité, vont être des acteurs importants dans le cadre de l’économie de la 5G. »
« Les Terriens ont aussi besoin de se projeter au-delà d’eux-mêmes. L’espace, c’est la nouvelle frontière, c’est le rêve en actes. Le 21e siècle aura besoin de rêve pour faire tenir ensemble les sociétés. Enfin, l’espace est un excellent candidat pour étancher la soif d’innovations technologiques. »