Point d’orgue de l’exposition temporaire « Les Singes » proposée par le Muséum des Sciences naturelles, le primatologue et éthologue Frans de Waal sera en Belgique dans quelques jours pour une exceptionnelle conférence publique intitulée “Are We Smart Enough to Know How Smart Animals Are?” (Sommes-nous assez intelligents pour comprendre combien les animaux sont intelligents ?).
En avant-goût de cette rencontre, le journaliste Frans Steenhoudt a longuement interviewé le biologiste qui dirige le Living Links Center (section du Yerkes National Primate Research Center), à Atlanta (Etats-Unis).
Frans de Waal, vous vous qualifiez d’éthologue cognitif. En quoi cela consiste-t-il ?
Frans de Waal : « Ce terme a été créé par Donald Griffin, qui avait étudié l’écholocalisation chez les chauves-souris et s’était insurgé, dans son livre The Question of Animal Awareness, contre l’idée fallacieuse selon laquelle tout tourne autour de l’homme et nous serions les seuls êtres conscients. Il estimait plausible – parce que l’on observe des actes intentionnels et intelligents chez de nombreux animaux ET parce que ces actes vont de pair avec la conscience chez l’être humain – d’associer le même genre d’état d’esprit à la conscience chez les animaux également. Griffin a essuyé – à tort, d’après moi – de nombreuses critiques car il ne pouvait appuyer ses propos intuitifs sur des résultats de recherche. Il avait pourtant un argument de taille : à l’instar de Darwin longtemps auparavant, il trouvait plus logique de présumer une continuité de l’évolution sur chaque terrain, y compris sur le plan cognitif. »
Griffin n’était certainement pas le premier à s’exprimer de la sorte. En 1739, le philosophe écossais David Hume écrivait « Aucune vérité ne me paraît plus évidente que de dire que les bêtes sont douées de pensée et de raison tout comme les hommes. » Cette affirmation se déploie comme un épais fil rouge dans votre dernier ouvrage Are We Smart Enough to Know How Smart Animals Are?, où vous réglez leur compte un par un à tous les tabous relatifs à la pensée et à l’apprentissage chez les animaux…
Frans de Waal : « Il nous a fallu plus de cent ans pour en arriver là. Les sceptiques refusent aux animaux des compétences qu’ils trouvent évidentes chez eux en tant qu’êtres humains. Ils estiment que les animaux sont par définition confinés dans le présent. Cette perception repose sur une longue tradition. Pendant la plus grande partie du 20e siècle, les scientifiques se sont montrés réfractaires à l’idée de l’intelligence ou de l’émotion chez les animaux. Nous considérions ces derniers comme des êtres réagissant aux stimuli, capables d’apprendre quelque chose mais uniquement à condition d’être récompensés en cas de succès ou sanctionnés en cas d’échec. Il nous était très difficile d’imaginer que les animaux puissent dépasser le niveau de l’apprentissage utile. »
« Heureusement, certains scientifiques ont osé quitter les sentiers battus. Ils ont cherché à se glisser dans la peau d’animaux et tenté, à tout le moins, de ne pas évaluer leur intelligence et leurs émotions à l’aune de notre modèle humain. »
« L’un des points essentiels de cette histoire réside dans la morale et sa manifestation ou non chez les animaux. Nos idées sur la morale sont fortement imprégnées par la tradition kantienne, qui postule que la morale est un produit du raisonnement et de la logique, de la réflexion sur des principes et leur mode d’application. Je suis plutôt partisan de Hume, qui estimait la morale plus proche des émotions. Bien sûr, d’aucuns pensent aussi que la morale est issue de la religion, laquelle nous aurait été léguée par Dieu. Mais d’après moi, la morale humaine n’a pas grand-chose à voir avec la religion. Elle est bien plus ancienne. Nos religions datent tout au plus de six mille ans… »
« Hume était nettement en avance sur son temps. Il a écrit ses réflexions sur les animaux plus d’un siècle avant que Darwin ne fasse parler de lui. Et aujourd’hui, nous découvrons peu à peu une certaine continuité dans les processus intellectuels de tous les vertébrés. »
Vous travaillez depuis cinquante ans avec des primates. Une part importante de vos recherches porte sur l’empathie chez les animaux. Peut-on parler d’affection ? Les animaux peuvent-ils se projeter dans l’état émotionnel de leurs congénères ?
« Il n’y a pas encore si longtemps, les scientifiques faisaient d’horribles expériences sur les bébés. Ils pensaient que les enfants de moins de trois ans ne pouvaient rien ressentir. Autrement dit, les enfants étaient des sortes de machines qui n’éprouvaient ni douleurs ni émotions. On pouvait les inciser sans anesthésie, par exemple. Heureusement, nous en savons plus aujourd’hui. Le problème était que les enfants ne parlent pas et que nous accordons trop d’importance au langage. Avec, en toile de fond, l’idée que si on ne peut pas décrire ses sentiments, on ne peut pas non plus en avoir. C’est pour cette même raison que nous avons si longtemps ignoré les sentiments chez les animaux. »
« Il a encore fallu de nombreuses années avant que nous acceptions que les animaux éprouvent des émotions dépassant le comportement instinctif, qu’ils peuvent partager des sentiments dans une certaine mesure. Je définis l’empathie comme étant la sensibilité émotionnelle et mentale envers la situation d’un autre individu, allant de l’émotion à la projection de soi dans l’autre en passant par la sympathie et la recherche de solutions. Ces comportements sont profondément ancrés dans notre espèce, ils sont inscrits dans nos gènes et se manifestent à un très jeune âge, mais ont la même base neurale que chez d’autres espèces. Les réactions émotionnelles aux émotions d’autres individus sont très répandues dans le règne animal et vont souvent de pair avec les relations intenses entre animaux cohabitant dans un contexte social et ayant un cerveau bien développé. Les humains et les (autres) grands singes en sont des exemples évidents, mais il en va de même pour les dauphins et les éléphants. Cette empathie ne se manifeste pas toujours de la manière la plus patente. L’empathie chez les animaux ne mène pas nécessairement à l’apport d’une aide ou d’un réconfort. Mais elle est courante. »
Doutez-vous encore du fait que les grands singes puissent aussi ressentir du chagrin suite à la perte d’un proche ? D’après vous, peut-on aussi parler d’amitiés dans le règne animal ?
« Quand Mama, la femelle chimpanzé dominante dans la colonie du Burgers’ Zoo à Arnhem, était mourante, le primatologue Jan van Hooff, qui l’avait connue et avait travaillé avec elle pendant de nombreuses années, souhaitait encore lui rendre visite. Normalement, cela ne se fait pas et la communication transite par le grillage. Lorsqu’il est venu la voir, elle a posé son bras sur son épaule. Van Hooff et Mama se connaissaient très bien. Quand il se montrait dans l’enclos des chimpanzés, Mama venait systématiquement l’accueillir depuis l’autre côté du fossé. »
« Lorsqu’elle est morte, quelques autres chimpanzés furent autorisés à entrer chez elle. Les mâles adultes n’étaient guère intéressés. Mais je pense que les femelles, surtout les plus proches, étaient très conscientes de la mort de Mama, qui avait 59 ans quand elle s’est éteinte. Mais j’ignore si elles se rendaient compte qu’une telle chose leur arrivera aussi un jour. »
« La mort et la perte peuvent parfois provoquer, chez des animaux parents, des réactions évoquant fortement le chagrin humain. Cela s’observe aussi chez les éléphants. Toutes les réactions démontrables à la mort et à la perte constatées à ce jour chez les grands singes concernent la perte d’un proche : mère, petits et – oui – amis. Le chagrin nécessite en outre qu’ils puissent voir ou toucher le défunt. Jusqu’à nouvel ordre, le sentiment de deuil relatif à la perte – même d’un proche – sans contact visuel ou autre ne peut encore être prouvé. Même les grands singes ne parviennent probablement pas à se faire une idée de la mortalité, ce qui demande tout de même un degré élevé d’imagination. Mais ceux qui ont clairement du chagrin pour l’une ou l’autre raison peuvent néanmoins compter sur un réconfort de leurs congénères. »
Vous déclarez que l’empathie résulte de processus neuronaux qui ne sont pas nécessairement l’apanage du genre humain. Qu’est-ce qui vous a empêché d’établir plus tôt une base scientifique solide pour ce que l’observation vous montre depuis longtemps ?
« Eh bien… je suis surtout un observateur. Cela ne fait pas longtemps que nous avons la possibilité de faire exécuter des analyses neurologiques plus poussées et que notre centre de recherche dispose des personnes adéquates pour accomplir cette tâche. Mais la théorie existait en effet depuis belle lurette. »
« Nos recherches s’orientent surtout sur le comportement de réconfort, à l’instar des premières études sur l’empathie chez l’homme pour lesquelles on demandait à des membres de la famille de pleurer et on regardait comment les jeunes enfants venaient vers eux, les cajolaient, les embrassaient ou essayaient de les calmer. Ce comportement a été qualifié de souci empathique et, chez les très jeunes enfants, il est déjà plus courant chez les filles que chez les garçons. Autrement dit, la différence entre sexes que nous observons aussi chez toutes sortes de mammifères se manifeste très tôt chez l’homme. »
« Chez les grands singes, les réactions sont fort comparables. Si l’un d’entre eux est vaincu lors d’une querelle et se met à crier, d’autres s’approchent de lui et l’enlacent. Ce comportement de réconfort a d’abord été décrit pour les anthropoïdes. Mais aujourd’hui, toutes sortes d’études sur les chiens, les éléphants, les dauphins et même les rongeurs démontrent le même phénomène. »
« Lors de ses recherches sur le terrain auprès d’une troupe de 26 éléphants de bât en Thaïlande, Joshua Plotnik a observé près d’une centaine de situations où des éléphants étaient décontenancés puis consolés par leurs congénères. Pour ce faire, ils placent leur trompe dans la bouche de l’autre éléphant, se touchent mutuellement et émettent des sons caractéristiques. Chez les éléphants aussi, l’apport d’un réconfort témoigne d’un comportement social complexe. »
« Des expériences effectuées jadis auprès de macaques, et que nous ne voudrions plus reproduire aujourd’hui, ne leur permettaient d’obtenir de la nourriture que s’ils étaient prêts à transmettre un choc électrique à un autre singe à côté d’eux. Parfois, un sujet refusait plus d’une semaine de nourriture. L’effet était encore plus marqué si le macaque avait lui-même subi des chocs au préalable. Il était d’autant plus fort que les macaques avaient un lien étroit entre eux. On retrouve des réactions similaires notamment chez les rats, qui ont également fait l’objet de ce type d’expériences. »
Le film sur deux petits singes récompensés de façon inégale pour la même tâche – où l’un d’eux exprime clairement son mécontentement parce qu’il reçoit une rondelle de concombre alors que son voisin obtient un raisin – fait le buzz sur Internet. Chaque être humain peut comprendre qu’il y a là une injustice. Mais ces singes le ressentent-ils de la même manière ?
« Le sentiment d’équité commence vraisemblablement avec la jalousie et avec le fait de vouloir ce que possède un autre – ce que les jeunes enfants démontrent déjà, de même que mes singes capucins. Regardez la réaction d’un enfant s’il voit qu’un autre enfant reçoit une plus grande part de pizza. Il va directement réagir et dire que c’est injuste. Sur cette base, on peut estimer que vous voudrez éviter ce sentiment et viserez donc l’égalité. Les singes capucins ne font pas cela, pas plus que les chiens et oiseaux testés sur ce plan. Mais les humains et les chimpanzés le font. Ils cèdent parfois un avantage parce que cela rend le résultat équitable et est donc meilleur pour leurs relations. Ils se projettent davantage dans l’avenir. Les chimpanzés ont le même genre de sentiment que nous en matière d’équité. Nous avons joué au jeu de l’ultimatum avec les deux espèces (enfants et chimpanzés) et avons obtenu le même résultat. »
« Dans le jeu de l’ultimatum traditionnel, il y a deux participants. L’un possède une certaine somme d’argent, qu’il doit répartir entre les deux. Si l’autre personne est d’accord, chacun reçoit la part convenue. Si elle refuse, les deux n’ont rien. Il s’ensuit que le donneur, qui risque de tout perdre, fait généralement une offre satisfaisante pour les deux parties et donc proche de l’égalité. Notre espèce manifeste une préférence universelle pour une répartition égale. Des anthropologues ont effectué des tests chez de nombreuses cultures différentes et partout, les gens optent pour l’égalité. »
« Nous reconnaissons l’inégalité en un clin d’œil et tentons ensuite d’y remédier en y réagissant. Avec mon étudiante de l’époque, Sarah Brosnan, nous avons également constaté ce principe chez des singes capucins, comme en témoigne le film évoqué précédemment. Les singes, chaque fois un couple, trouvaient très désagréable de voir que leur partenaire recevait une meilleure récompense pour la même tâche. Il est même arrivé que le singe qui n’avait reçu qu’une rondelle de concombre la jette plutôt que de la manger, alors que normalement, il raffole aussi des concombres. »
« Le fait que le singe capucin jette son morceau de concombre ressemble à la manière dont les gens refusent une offre dans le jeu de l’ultimatum, même s’ils ne reçoivent rien en faisant cela. Ils sont donc perdants sur toute la ligne. Certains considèrent ce comportement comme irrationnel car ils estiment que quelque chose, c’est toujours mieux que rien. Mais il s’agit, en tous les cas, d’une irrationalité qui va au-delà des espèces. Chacun de nous sent et voit qu’il se passe quelque chose d’injuste et démontre ainsi que notre sentiment d’équité trouve son origine dans des émotions basiques (comme la jalousie) et non dans la raison. »
« D’un autre côté, il règne un champ de tension entre honnêteté et égalité. Nous trouvons malhonnête que quelqu’un gagne plus pour le même travail, mais nous trouvons tout à fait normal que quelqu’un travaillant plus dur gagne aussi davantage. »
Dans votre livre, vous démontrez via quelques exemples édifiants que de nombreux primates, et certainement les grands singes, disposent d’une conscience assez développée d’eux-mêmes. Croyez-vous que d’autres espèces, pas nécessairement des primates, aient aussi le même type de conscience ?
« Cela dépend naturellement de ce que l’on entend par « conscience ». C’est un terme très mal défini. Je peux vivre avec l’affirmation qu’il n’y a aucune raison de s’accrocher à l’idée que seuls les êtres humains sont doués de conscience. Voici quelques années, j’assistais à une assemblée de la Delwart Foundation à Bruxelles, où de nombreux scientifiques étaient réunis. Cette question était à l’ordre du jour et a déclenché une longue discussion. Mais nous n’avons pas vraiment abouti à un consensus. Quoi qu’il en soit, les grands singes peuvent se reconnaître dans le miroir. C’était, pour le psychologue américain Gordon Gallup, une raison suffisante pour avancer qu’ils possédaient une conscience. Mais tout le monde n’est pas d’accord, loin s’en faut. »
« En fait, nous ne pouvons pas effectuer certaines tâches sans conscience. À titre d’exemple, nous ne pouvons pas établir de plans pour une réunion ou une fête ayant lieu le lendemain sans y réfléchir consciemment. Nous ne pouvons pas déterminer s’il nous faut plus d’informations pour résoudre un problème sans y réfléchir consciemment. Grâce à des recherches essentiellement axées sur des singes, nous savons que ces derniers dressent bel et bien des plans et ont une métacognition – ils savent donc s’ils savent quelque chose ou pas. Et comme nous utilisons la conscience pour ce faire, c’est probablement leur cas aussi. »
« Je me rappelle une évasion, il y a longtemps, de quelques chimpanzés qui avaient vraisemblablement déambulé dans notre centre de recherche pendant une partie de la nuit. Leur escapade serait passée inaperçue si l’un d’entre eux n’avait pas laissé une crotte dans les couloirs. À part cela, aucune trace : ils avaient soigneusement refermé la porte derrière eux après être retournés dans leurs cages de nuit, et dormaient dans leur litière. Cet événement nous a fait réfléchir à la façon dont les singes anticipent les choses, car ils semblaient savoir qu’ils devaient effacer leurs traces afin que personne ne remarque qu’ils étaient brièvement sortis. »
« Des études sur la métacognition et la mémorisation précise du passé sont actuellement menées auprès de rats, et ces derniers ont aussi des capacités sur ce plan. La conscience animale n’est donc plus un tabou depuis belle lurette. Nous observons chez certains animaux de plus en plus de compétences considérées de longue date comme une indication de la conscience. »
Nous considérons l’évolution comme un processus continu dans le temps. Et longtemps a perduré la profonde conviction que des caractéristiques similaires chez divers genres et espèces du règne animal ne pouvaient avoir été transmises qu’au cours d’un processus évolutionniste quasi linéaire. D’après vous, cela ne suffit-il pas à expliquer toutes les caractéristiques similaires dans le règne animal ?
« Il existe ce qu’on appelle la convergence évolutive : des espèces développent à différents moments au cours de l’évolution – et indépendamment l’une de l’autre – des caractéristiques similaires afin de pouvoir résoudre des problèmes similaires dans leur environnement. Les biologistes étudiant l’évolution établissent traditionnellement une distinction entre les caractéristiques homologues, c’est-à-dire les caractéristiques de deux espèces présentes chez un ancêtre commun (comme la main de l’humain et celle du singe), et les caractéristiques analogues, en vertu desquelles deux espèces ont développé des caractéristiques similaires mais indépendamment l’une de l’autre. Le squelette des baleines et celui des hommes présentent des similitudes surprenantes. Mais pourquoi un dauphin ressemble-t-il plus à un poisson alors qu’il s’agit d’un mammifère, très éloigné des poissons sur le plan de l’évolution ? Les dauphins et les poissons n’ont aucun ancêtre commun mais vivent dans le même milieu, où un corps aérodynamique procure un avantage. Ainsi, si le dauphin possède un squelette ayant beaucoup en commun avec celui d’autres mammifères et est donc homologue, sa forme externe est celle d’un poisson et est donc analogue. »
« Les exemples sur ce plan sont légion. Dans la nature, on trouve de nombreuses espèces dotées d’ailes : des insectes et des papillons, des chauves-souris, des oiseaux et même des poissons volants, dotés de nageoires en forme d’ailes qui leur permettent de voler sur de courtes distances. La convergence évolutive a engendré d’importantes analogies entre des espèces très éloignées sur le plan géographique et génétique, mais ayant développé la même solution fonctionnelle pour un problème similaire. »
Ce qui est valable pour des caractéristiques physiques peut-il aussi s’appliquer à des caractéristiques cognitives chez différentes espèces ? Et ces caractéristiques cognitives peuvent-elles également se manifester à différents lieux et moments, selon les nécessités ?
« De nombreux animaux ont de telles performances cognitives en commun, mais d’origines différentes. Un bon exemple réside dans l’utilisation d’outils. Nous, les hommes, y sommes passés maîtres, nous jouons toute la journée avec nos smartphones. Les grands singes sont également de fantastiques utilisateurs d’outils, en captivité comme à l’état sauvage. Non contents de chercher des outils pour résoudre des problèmes spécifiques, ils en réalisent. Les chimpanzés en liberté utilisent entre quinze et vingt-cinq outils différents par communauté. Dans certaines communautés vivant au sein de la savane, on a même constaté l’utilisation d’armes de chasse apparentées à des lances. Les chimpanzés enfonçaient un bâton aiguisé dans des trous d’arbres afin d’y tuer dans son sommeil un galago – petit primate constituant une source supplémentaire de protéines. »
« L’utilisation d’outils n’est pas une exclusivité des grands singes. Si les chimpanzés cassent des noix avec des pierres, les singes capucins en font autant. Mais il s’agit de singes véritablement hyperactifs, qui semblent frapper sur tout et s’obstinent jusqu’à l’obtention d’un résultat. J’ai eu une colonie de ces animaux pendant des dizaines d’années et je sais qu’ils démolissent tout ce qui leur passe entre les mains. Contrairement aux chimpanzés ou aux bonobos, les singes capucins ne semblent pas pouvoir s’arrêter. Ils continuent, échouent des dizaines de fois, mais poursuivent inlassablement leur martèlement jusqu’à ce que leur noix se casse. »
« Aujourd’hui, nous savons que de nombreux corvidés excellent dans l’utilisation d’outils, et même dans leur confection. Les corbeaux calédoniens prennent une feuille et en font une sorte de crochet qui leur permet de sortir des chenilles de leur trou. Il s’agit donc d’une capacité analogue, qu’ils ont en commun avec les singes. En 2002, Betty, un corbeau calédonien de la volière de l’Université d’Oxford, a surpris le monde entier en transformant un morceau de fil de fer pour retirer un bout de viande d’un tuyau. Ce comportement s’observe aussi chez les corbeaux calédoniens à l’état sauvage, mais avec des morceaux de bois dont ils font des crochets, qu’ils utilisent plus ou moins comme Betty. Vu le fossé génétique entre les corvidés et les grands singes, l’usage d’outils semble relever d’une évolution convergente. Toute faculté cognitive que nous découvrons s’avère bien plus ancienne et bien plus dispersée que nous ne le pensions au départ. »
Peut-on en dire autant pour l’utilisation du langage et la communication entre congénères ?
« Nous nous sommes longtemps raccrochés au postulat que la pensée et le langage étaient intimement mêlés : la cognition et le langage ne pouvaient exister l’un sans l’autre. Moi-même, je me suis toujours limité à l’observation des animaux avec lesquels je travaillais. Et je n’ai jamais ressenti le besoin de parler effectivement avec eux. Il n’est d’ailleurs pas du tout certain que j’en ressortirais beaucoup plus avisé. Les gens mentent sans cesse sur leur identité et leur état, et il est très probable qu’ils en fassent autant quand ils sont chez le psychologue. La question est alors la suivante : si les animaux pouvaient parler, me diraient-ils ce que je veux savoir ou plutôt ce qu’ils veulent que je sache ? Je m’estime heureux de travailler avec des êtres non doués de parole. »
« Le postulat relatif au lien entre la cognition et le langage est d’ailleurs sur la sellette. Il s’avère de plus en plus que nous n’avons pas besoin du langage pour penser. Connaissez-vous le Suisse Jean Piaget ? Il est considéré comme le créateur du modèle actuel de développement cognitif. L’un de ses postulats était que les enfants sont déjà des êtres pensants avant même de pouvoir parler. Il affirmait dès lors que la cognition est dissociée du langage. Personnellement, je ne suis pas non plus convaincu du rôle du langage dans le processus de réflexion. Et les animaux le confirment. L’ironie de l’histoire réside dans le fait que si l’absence de langage a d’abord servi d’argument contre la pensée chez d’autres espèces, le langage est désormais écarté comme moteur de notre pensée. »
« J’estime pourtant que le langage, en tant que système symbolique, avec toute sa richesse et ses nombreuses fonctions, est typiquement humain. En dehors de notre espèce, nous n’avons actuellement aucune preuve d’une telle communication à l’aide de symboles. Nous sommes une espèce très forte sur ce plan, tandis que d’autres espèces sont plus douées dans la communication non verbale sur « l’ici et maintenant ». Si j’ai eu un conflit avec quelqu’un et que j’arrive le matin au bureau avec les stigmates de ce conflit, je peux expliquer ce qui s’est passé et pourquoi. Un chimpanzé n’a pas cette possibilité. Tout au plus peut-il indiquer, dès que son adversaire est en vue, qu’il est à l’origine de sa détresse. Il est tout à fait probable que d’autres chimpanzés pourront établir le lien, mais pas sans contact visuel avec l’adversaire. »
Peut-être y avait-il déjà un langage chez des membres encore plus directs de notre famille parmi les hominidés. Ou pensez-vous aussi que les Hommes de Neandertal n’étaient capables que de grogner ?
« Il me semble évident que les Hommes de Neandertal, qui diffèrent très peu de nous sur le plan génétique, disposaient aussi d’un langage. C’est pour cela que les Hommes de Neandertal sont classés dans le même genre que nous, à savoir « Homo ». Ils sont encore fort sous-estimés, notamment en raison de notre complexe de supériorité. »
« En tant qu’espèce, nous avons un grand avantage dû au fait que nous disposons d’un système de communication inépuisable. Grâce au langage, nous pouvons parler d’émotions et transmettre des connaissances. Pourtant, ce n’est pas parce que l’on ne peut pas communiquer à leur sujet dans un langage complexe que les sujets à propos desquels nous communiquons ne sont pas présents dans le règne animal. L’empathie, la formation d’une coalition, l’équité – concepts essentiels de notre existence – sont tout aussi présents chez d’autres espèces. Et il en va de même pour les facultés à l’origine du langage. »
Durant l’été 2017, vous avez laissé échapper qu’un groupe de mille singes n’était guère viable. Pourtant, en tant qu’êtres humains et donc en tant que primates au sens strict, nous avons construit des villes où des millions de gens vivent entassés les uns sur les autres. L’homme peut-il donc y parvenir quand les autres primates échouent ? Ou l’ampleur du groupe est-elle aussi, pour l’être humain, un paramètre quasi naturel, de sorte que c’est la densité de la population qui a entraîné maints conflits et guerres, de nos jours et au cours de l’histoire ?
« Nous constatons chez les primates que la plupart des communautés ne dépassent pas une centaine d’individus. Au Japon, un groupe de macaques a franchi le cap de mille individus parce qu’ils sont constamment nourris par les touristes. Ce qu’on remarque avec ce groupe, c’est que la hiérarchie stricte s’est effondrée et qu’il n’est plus question d’un groupe véritablement soudé où, normalement, tout le monde se connaît. De nombreux primates parviennent à connaître jusqu’à une centaine d’individus personnellement, et savent parfaitement quelle est leur place dans la communauté. Les problèmes commencent quand le groupe prend trop d’ampleur. »
« On peut appliquer le même principe aux hommes qui, assez récemment encore, cohabitaient en petits clans ou familles. Dès le Néolithique, l’homme a tenté d’établir une existence sociale dans des groupes plus conséquents au sein de villes et colonies. Et cela fonctionne jusqu’à un certain niveau – au détriment, certes, de la dynamique de groupe régnant jusque-là, ainsi que de la hiérarchie régissant par nature un groupe de primates. En fait, nous n’y parvenons que grâce à une individualisation et à une anonymisation fort poussées. Il semble évident que les changements rapides des formes de société humaine suivent un autre rythme que les étapes évolutionnistes nécessaires à cet effet. »
« Nous sommes donc une espèce qui s’est adaptée mentalement à vivre en petits groupes mais a établi de grandes sociétés qui fonctionnent assez bien. C’est un modèle d’adaptation culturelle dont nous ne connaissons aucun autre exemple dans le règne animal. »
Votre travail dégage un grand respect envers les autres primates, et vos nombreuses années d’activité vous ont permis de les étudier sous toutes les coutures. D’après vous, serait-ce une bonne idée, comme certains le suggèrent, d’intégrer les chimpanzés, les bonobos et d’autres anthropoïdes dans le genre « Homo » ? Après tout, nous avons la quasi-totalité de notre génome en commun…
« Sur un plan taxonomique, l’idée n’est pas insensée. Nous savons, par exemple, que les éléphants d’Afrique et d’Asie, qui ont tous deux l’aspect de véritables éléphants, ont évolué séparément il y a environ 6-7 millions d’années, donc plus ou moins depuis aussi longtemps que nous nous sommes séparés des chimpanzés. Or, nous les appelons tous deux « éléphants », je ne vois donc pas pourquoi ne pas appeler collectivement l’homme et le chimpanzé des singes, des anthropoïdes ou des humains. Nous avons tracé une frontière artificielle qui ne correspond pas à ce que nous savons de l’évolution et de la génétique. »