SERIE (3) Voyage au pays du doctorat
Le chiffre est impitoyable. Un doctorant sur deux ne va pas jusqu’au bout de sa thèse. Pour les universités et les promoteurs de thèse, c’est une mauvaise nouvelle et une mauvaise affaire. Pour le chercheur ou la chercheuse qui abandonne en cours de route, c’est un échec, le constat d’une erreur d‘aiguillage, d’un choix mal posé.
« Mais ce n’est pas toujours un drame », estime cependant le Dr Nicolas Van der Linden, du Centre de Recherche en Psychologie Sociale et Interculturelle (Unité de Psychologie Sociale), de l’Université Libre de Bruxelles (ULB). Avec le concours de collègues de l’UCL (Faculté de Psychologie et sciences de l’éducation), il participe depuis 2012 à un programme de recherche de quatre ans sur les causes de l’abandon du doctorat : « Research on PhD ».
« Il faut se méfier du postulat qui veut que l’abandon soit nécessairement une mauvaise chose », explique le scientifique. « Il vaut sans doute mieux pour un doctorant qui ne se sent pas ou plus à sa place dans son doctorat de lâcher prise plutôt que de s’obstiner à poursuivre une thèse qui ne le concerne plus, quelles qu’en soient les raisons. Il risque sinon à terme d’avoir le sentiment d’avoir perdu son temps ».
47% d’abandons, en moyenne, en Belgique
« Ce chiffre de 50% d’abandons provient d’études anglo-saxonnes », précise pour sa part Aina Astudillo, assistante de projets à l’association Objectif Recherche. Cette association a comme but la valorisation de la formation et les compétences des docteurs/doctorants en Belgique, ainsi que leur insertion professionnelle. « On notera que le phénomène d’abandon présente une structure pyramidale C’est surtout au début d’une thèse, au cours de la première année, que cela se produit ».
En Belgique, la situation serait identique. Une étude de 2013 menée à ULB par Margaux van der Haert et co-signée par le Dr Véronique Halloin, Secrétaire générale du Fonds de la Recherche Scientifique (F.R.S-FNRS) sur quelque 3000 doctorants, confirmait l’importance de ce phénomène. Cette étude chiffre le taux d’abandon à 47% de moyenne.
Surtout en première année ou quand la thèse s’éternise
Chez Objectif Recherche, on pointe comme cause principale des abandons de thèse le problème du non-financement du doctorant. Un avis que partage le Dr Van der Linden. « Une des principales causes d’abandon en cours de doctorat est le manque de moyens financiers », concède-t-il.
« Et cela se remarque surtout dans certaines filières. Par exemple en Philo et Lettres», précise le Pr Eric Pirard, président du Conseil du doctorat, à l’Université de Liège (ULg). « Nous essayons d’éviter la situation où le manque d’argent pousse le doctorant à se disperser afin de subvenir à ses besoins. Nous savons qu’elles sont synonymes de thèse de longue durée, et donc de risque d’abandon plus élevé ».
« Même si l’essentiel des abandons se produisent en début de doctorat (la fameuse « pyramide »), les thèses qui se construisent sur de longues années sont aussi à risques. Ce qui signifie que les assistants-chercheurs par exemple, financés par les universités qui les engagent sur une période de six ans pour un mi-temps d’encadrement des étudiants et un mi-temps réservé à leur thèse, sont également davantage à risques que d’autres doctorants bénéficiant de bourses plus classiques », souligne encore le Pr Pirard.
Le témoin: Pierre Leclercq, historien de l’Université de Liège et doctorant « sans financement » à l’ULB
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Un facteur important: la qualité de l’encadrement
Les aspects financiers et temporels ne sont pas les seules raisons qui expliquent l’abandon d’une thèse. « A mes yeux, une autre explication est à rechercher du côté de la relation entre le doctorant et son promoteur », reprend le Dr Van der Linden, à l’ULB. « La qualité de cette relation est un point-clé. Si la relation est trop fusionnelle et que le suivi se dégrade en cours de thèse, cela peut également mener à l’abandon ».
Ici aussi, le propos est à nuancer. Il y aurait moins d’abandons dans certaines filières, comme les sciences et technologies ou les sciences de la santé qu’en sciences humaines.
« Pour limiter les risques de dérives dans le suivi des doctorants, on observe de plus en plus fréquemment des co-promotions de thèse », souligne le Dr Van der Linden. « Deux promoteurs suivent un même doctorant, au sein d’une même université. Ces deux référents permettent d’éviter certaines dérives, même si l’un des deux co-promoteurs sera sans doute plus présent que l’autre dans le suivi de la thèse ».
De même, les universités commencent également à mettre en place des formations destinées aux promoteurs afin de leur donner davantage de clés pour bien/mieux encadrer leurs doctorants.
Miser sur la réflexivité du doctorant
Une troisième explication au nombre élevé d’abandons concerne les objectifs de départ de la thèse et la flexibilité du chercheur à les faire évoluer. « Si les objectifs s’avèrent trop idéalistes, si la capacité de « réflexivité » du doctorant n’est pas assez présente, soit la capacité à jeter un regard critique sur ce qu’il est en train de faire et éventuellement à faire évoluer son travail, il y a également un risque d’abandon », estime Nicolas Van der Linden.
« Les thèses qui finissent par ne pas aboutir, ce n’est jamais une bonne affaire, ni pour le doctorant, ni pour l’université », analyse le Pr Claire Lobet, Vice-Rectrice aux politiques de la qualité, du genre et du développement durable de l’Université de Namur (UNamur). « Si un doctorat réussit, c’est aussi le professeur qui a encadré le jeune chercheur pendant sa thèse qui réussit », précise-t-elle.
Production scientifique, rankings, financements
« Accessoirement, c’est aussi l’université qui y gagne », continue-t-elle. « Les promoteurs de thèse sont intéressés par la productivité de leurs thésards. Notamment en matière de publications scientifiques, qu’ils peuvent co-signer. Nous sommes dans une logique de rankings, d’évaluations permanentes, de productivité… Au risque de publier dix fois le même article en n’y apportant que d’infimes nuances ».
Sans oublier le volet financier du doctorat. Un doctorant rapporte aussi de l’argent. « Les universités perçoivent des subsides pour leurs doctorants. Mais cet argent n’est toutefois acquis que lorsque le doctorant à effectivement défendu sa thèse », rappelle Isabelle Halleux, directrice de l’administration de la recherche et du développement, le service qui gère les questions doctorales à l’Université de Liège (ULg).
Le « drame » du doctorat
« Le doctorat souffre d’une certaine dramatisation », reprend le Pr Lobet, à l‘université de Namur. « A toutes les époques, la thèse a fait figure de rite de passage dans les récits, dans la narration… »
« Les discours dominants portent sur la difficulté de ce type de formation à un âge de la vie où les sollicitations et les aspirations se multiplient. Au moment d’entamer une thèse, les jeunes diplômés de l’université s’interrogent sur leur place dans la société, leurs engagements, leurs choix de vie (famille, etc.). Ils éprouvent une grande solitude ».
Il y a aussi cette asymétrie entre les thésards qui commencent leurs recherches et la communauté scientifique à laquelle ils se trouvent confrontés: celle des patrons de labos qui détiennent une certaine aura, la communauté scientifique brillante.
Et « la » question surgit : tout cela pour quoi ?
« Et puis il y a la disponibilité personnelle qui en prend un coup. Une thèse, c’est un travail à temps plein, voire même plus qu’à temps plein. Les activités sociales, familiales en pâtissent. On commence alors à se poser des questions. Ou plus exactement “la” question: tout cela pour quoi ? », continue Claire Lobet.
« L’université a changé. On ne peut plus dire aux doctorants: travailler tranquillement, prenez votre temps. S’inspirer de la slow science est devenu mal vu. Cela va à l’encontre de la pensée dominante. Aujourd’hui, il faut pouvoir composer avec la tyrannie de la compétition ».
Rythmes soutenables
« Pour réussir son doctorat, il doit cependant retrouver ses lettres de noblesse. Cela doit être une période de la vie du chercheur consacrée à être totalement libre de penser, libre d’être curieux.
« Le doctorat, c’est aussi s’interroger sur ce qu’est une recherche de qualité, conclut la Vice-Rectrice aux politiques de la qualité, du genre et du développement durable de l’Université de Namur. Par exemple par rapport aux pressions pour publier toujours davantage. Le doctorat doit revenir à des rythmes plus soutenables. Cela doit être une aventure humaine positive. Car c’est l’avenir de la recherche. Et que sans recherche… ».
Les doctorants sont nerveux, irritables et dorment mal
Dans le cadre de leurs travaux sur l’abandon des doctorants en cours de thèse à l’ULB et à l’UCL (« Research on PhD »), les chercheurs des deux universités s’intéressent aussi à la santé subjective des doctorants.
L’apparition et la fréquence de onze symptômes ont été recensées. Ils ont été classés de 1 (moins d’une fois par mois ou jamais) à 5 (tous les jours ou presque).
Les participants ont également été invités à évaluer leur santé subjective de façon globale en utilisant une échelle allant de 1 (très mauvaise) à 5 (très bonne). Il en ressort que les doctorants souffrent principalement de nervosité, de troubles du sommeil et d’irritabilité.
NOTE : Cette enquête sur le doctorat en Belgique francophone a reçu le soutien du Fonds pour le Journalisme de la FWB.