« De nombreuses personnes pensent que boire beaucoup d’alcool de temps en temps n’a pas d’impact définitif sur leur cerveau. Qu’il faut des années d’abus pour avoir des dégâts permanents. C’est ici un mythe qu’il faut absolument déconstruire, surtout auprès des adolescents », déclare Salvatore Campanella, professeur à l’ULB et maître de recherche FNRS au Laboratoire de psychologie médicale, alcoologie et toxicomanie à l’hôpital Brugmann.
Dans « Le binge drinking chez les jeunes : une approche psychologique et neurocognitive », paru aux éditions Mardaga, Salvatore Campanella et Pierre Maurage, professeur et chercheur qualifié FNRS à l’Institute Of NeuroScience de l’UCLouvain, retracent 20 années de recherche sur le sujet. Démontrant que la pratique est susceptible de causer des modifications durables au fonctionnement cérébral.
Le Belge boit moins souvent, mais plus qu’avant
« Selon l’OMS, on parle de binge drinking quand on consomme 5 verres de boissons alcoolisées sur une période de 2 heures, 2 fois par mois », précise Salvatore Campanella. « En Belgique, où la consommation d’alcool fait partie intégrante de notre culture, la majorité de la population a vraisemblablement déjà connu un épisode de binge drinking au cours de sa vie.»
Ce mode de consommation s’est même amplifié avec les années. « Si l’on regarde les chiffres de consommations annuelles, on constate que l’on boit moins souvent aujourd’hui que dans les années 70. Mais lors de ces occasions, on consomme de plus grandes quantités qu’auparavant », souligne encore le spécialiste. « Par ailleurs, les premières expériences avec l’alcool se font désormais plus jeunes, aux alentours de 12 ans. Aussi, 70% des moins de 15 ans ont déjà expérimenté le binge drinking. »
Pour le scientifique, notre manière de boire actuelle est plus nocive que celle d’autrefois. En effet, la consommation excessive d’alcool, même occasionnelle, peut entraîner des dommages permanents au cerveau. « Grâce aux progrès en imagerie, on sait qu’il n’est pas nécessaire de consommer beaucoup d’alcool durant une longue période pour constater des modifications du fonctionnement cérébral. Cela prend des années pour observer leurs effets, mais ces changements sont déjà bien là. »
Des capacités cognitives réduites à l’âge adulte
Boire de grandes quantités l’alcool amène, notamment, des troubles au niveau de la motricité et de l’équilibre (impact sur le cervelet), ou encore de la mémoire (impact sur l’hippocampe). Mais c’est la région du cerveau régissant la maîtrise de soi, la logique et le raisonnement qui est la plus affectée, à savoir le cortex préfrontal.
« L’abus d’alcool impactera d’autant plus le cerveau des adolescents, qui est encore en pleine construction. De fait, jusqu’à 20-25 ans, de nouvelles régions cérébrales se forment, notamment celle du lobe frontal. Aussi, plus tôt on commence à boire de manière excessive, plus tôt on va affecter la création de ces nouvelles structures, et ralentir leur développement. » En conséquence, le jeune disposera de moins de ressources cognitives à l’âge adulte pour, entre autres, contrôler son comportement.
« Les mécanismes qui font passer du binge drinking à la dépendance sont encore peu connus, mais on sait que la pratique augmente le risque. Des études rapportent ainsi que, parmi les personnes qui ont commencé à boire de manière excessive autour de 14 ans, 40 % sont susceptibles de développer une dépendance à l’alcool au cours de leur vie. Contre 10% pour ceux qui aurait pratiqué le binge drinking passé 20 ans », informe le chercheur.
L’ouvrage fournit d’ailleurs des recommandations pratiques pour prévenir l’apparition de la dépendance. « L’idée est de responsabiliser les consommateurs sur leur rapport à l’alcool. On peut notamment se poser ces deux questions : « Ai-je besoin d’augmenter ma consommation pour atteindre le même effet qu’auparavant ? » et « Est-ce devenu un besoin, et non plus un plaisir ? ». Si les réponses sont « oui », mieux vaut alors en discuter avec son médecin et envisager un sevrage. »
L’alcool, une drogue culturelle
Pour les auteurs, il est essentiel de mieux sensibiliser à la problématique de la consommation excessive d’alcool. « L’un des plus grands problèmes dans notre société est que la consommation d’alcool est culturellement valorisée ». D’après les derniers chiffres de l’OMS, c’est en Europe que la consommation par habitant est la plus élevée au monde. La Belgique figure d’ailleurs dans le top 10 des pays européens, avec 12,1 litres d’alcool/habitant.
Comment réduire ces chiffres ? Parmi les mesures qui ont fait leurs preuves figurent l’augmentation des taxes sur les boissons alcoolisées, mais aussi les restrictions à la publicité ou son interdiction, comme cela a été fait pour le tabac. « De nombreuses études montrent que ces publicités ont un impact important sur la consommation, surtout chez les jeunes. Sans parler des personnes déjà dépendantes qui cherchent à s’en sortir », note le Dr Campanella.
Une autre solution serait de davantage limiter l’accès à ces boissons. « En Belgique, depuis 2019, tout alcool est interdit aux personnes âgées de moins de 18 ans, à l’exception de la bière ou du vin. Considérant ainsi qu’il existe des alcools « forts », plus dangereux que d’autres. Or, dans un verre de 25 centilitres de bière, on retrouve finalement la même dose d’alcool que dans un doigt de whisky ! Cela fait donc partie des idées reçues sur l’alcool qu’il faut combattre. »
Pour rappel, le conseil supérieur de la santé préconise de ne pas dépasser les 100 grammes d’éthanol par semaine, ce qui représente donc 10 verres de boissons alcoolisées, « et ce, quel que soit le type de boissons », conclut Salvatore Campanella.