Quand Michel Serres rencontrait Jean de La Fontaine

23 décembre 2021
par Raphaël Duboisdenghien
Durée de lecture : 4 min
« La Fontaine », par Michel Serres et Jean-Charles Darmon. Editions Le Pommier. VP 21 euros

Le fabuliste Jean de La Fontaine était l’inséparable compagnon du philosophe et historien des sciences Michel Serres. Les éditions Le Pommier publient «La Fontaine». Le témoignage inachevé du membre de l’Académie française et de l’Académie royale de Belgique, décédé en 2019 à l’âge de 88 ans.

«La Fontaine ne fut pas seulement pour Serres une source parmi tant d’autres», précise Jean-Charles Darmon, directeur du département Littérature et langage de l’Université Paris Sciences et Lettres. «Il en fit une ressource sans égale pour élaborer de nouveaux modèles. Approfondir ses propres questionnements. Et frayer d’autres voies.»

Enrichie de fables et de notes manuscrites, cette publication réunit les éléments d’un vaste projet d’ouvrage que Michel Serres rêvait de consacrer au fabuliste du XVIIe siècle.

Selon le Pr Darmon, cette intention remonterait à ses années de formation de philosophe. À l’écriture de ses premiers livres. Lors de ses enseignements en Californie, à la Stanford University. Au cœur de la Silicon Valley.

Les animaux parlent des humains

Les animaux parlent chez Jean de La Fontaine. «S’agit-il vraiment d’un non-sens?», se demandait Michel Serres. Le «Grand Récit de l’Univers», paru également aux éditions Le Pommier (VP 45 euros), qu’il a préfacé en 2008, rappelait que nos ancêtres communiquaient autrement que nous.

Comment parlaient nos ancêtres? «Nous l’ignorons», écrit l’auteur de plus de 80 livres. «Nous supposons que le langage articulé nous vint peu à peu. Il nous caractérise désormais de sorte que vous avez raison de douter que les bêtes parlent. L’acquisition de cette performance nous fit quitter certain statut bestial.»

Dans les fables, les animaux parlent de nous-mêmes. «En répondant à la question fondamentale: comment la parole vint à des bêtes et en fit des hommes, comment l’animalité parle encore en nous, comment notre corps de bête parle encore, mais, en se mettant à parler, se transforme en corps d’homme? Les fables suivent l’hominisation pas à pas le long de la tradition qui remonte de La Fontaine à Phèdre, Ésope, Abikar et les mille fétichistes qui sculptèrent des statues mi-bestiales mi-humaines, en amont de l’écriture.»

Enseigner les sciences par les fables

«Notre commerce avec les bêtes va chercher en nous aussi profond que l’évidence qui fait dire à tous le tout plus grand que la partie», souligne Michel Serres qui a vécu son enfance à la campagne. «Ainsi, Platon commença-t-il par la géométrie et Socrate, finit-il la sienne par les fables, selon le Phédon (dialogue de Platon qui relate les derniers instants de Socrate). J’ai suivi la même voie.»

Que faut-il enseigner? «Les mathématiques et les fables. Le reste est littérature.» Comment enseigner les sciences? «Par les fables, agréables à lire et à entendre et utiles à l’éducation.» Pourquoi les fables? «Parce qu’elles mettent en scène l’imitation des autres, des choses et des animaux, ancrée dans le traditionnel humain depuis l’aube des techniques. Parce qu’elles simulent la simulation. Or, aujourd’hui comme hier et jadis, nous continuons à mimer hardiment, puisque lesdites nouvelles technologies simulent, encore et toujours. Canaux récents, méthode archaïque, infiniment rajeunie. ‘Peau d’âne’ et l’ordinateur se rejoignent en ces lieux, pendant qu’éblouis de cette rencontre ancienne et moderne à la fois, nous rions de l’idéologie simpliste et vaniteuse du progrès.»

Les 2 plus grandes découvertes depuis Pasteur

Pour Michel Serres, «l’immense innovation contemporaine consiste en la connexion des hautes et des basses forces, de l’énergie et de l’information, du matériel et du logiciel. Qu’on ait toujours besoin d’un plus petit que soi, comme dit La Fontaine en deux fables, ne décrit pas du tout une morale, ni tout à fait une conduite naturelle, puisque les animaux peuvent avoisiner avec indifférence. Et ne suivre qu’aveuglement les lois globales de la vie commune.»

Quelles sont les plus grandes découvertes? «Je vois, quant à moi, et pour ce qui nous concerne, au moins depuis Pasteur, les deux grandes découvertes propres à notre temps. D’abord, en nos classifications biologiques. Nous admettons aujourd’hui de nombreuses lignées d’archéobactéries ou de monocellulaires inconnus de lui, mais surtout savons la puissance de leur nombre et l’efficacité de leur travail. Sans eux pas de monde, pas de vie. J’allais dire pas d’origine, pas de santé même ni de maladie. J’allais aussi dire que l’antique distinction du normal et du pathologique s’estompe, devant le spectacle de ces échelles mêmes, comme celle, plus ancienne, des animaux utiles et nuisibles.»

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