Albert Einstein photographié par Oren Jack Turner - Domaine public

On devrait renoncer à la vision du monde d’Einstein

24 janvier 2025
par Raphaël Duboisdenghien
Temps de lecture : 4 minutes

«Avez-vous un poste stable?», demande John Bell à Alain Aspect qui lui présente, en 1975, un schéma expérimental. L’objectif: tester les inégalités que ce physicien nord-irlandais a énoncées en 1964, dans Physics, sur le paradoxe d’Einstein, Podolsky et Rosen. Où deux particules qui ont interagi dans le passé semblent rester en contact. Quelle que soit la distance. De son côté, le physicien danois Niels Bohr affirme que le formalisme quantique décrit tout ce qu’on peut savoir sur les particules intriquées. Et qu’il ne faut pas chercher au-delà.

Bell, chercheur au CERN (Conseil Européen pour la Recherche Nucléaire), explique au futur Nobel de physique que c’est un sujet sans intérêt pour la plupart de ses collègues. Et qu’un jeune physicien qui s’engage dans un tel projet serait traité de cinglé. Fort de son statut d’enseignant-chercheur d’école normale supérieure, le fou de physique lui répond qu’il est libre d’effectuer les recherches qu’il veut. De travailler sur les conséquences de ces découvertes. Sa thèse, soutenue en 1983, porte sur un test des inégalités de Bell avec le schéma qu’il a imaginé pour trancher le débat entre les théoriciens Einstein et Bohr. Le grand amphithéâtre de l’Institut d’optique de Paris-Saclay est bondé. Le sujet est devenu populaire.

“Si Einstein avait su”, par Alain Aspect. Editions Odile Jacob. VP 24,90 euros, VN 19,19 euros

La réponse expérimentale est convaincante

«Presque un demi-siècle plus tard, j’ai reçu le prix Nobel de physique 2022, avec John Clauser et Anton Zeilinger, pour avoir donné une réponse expérimentale convaincante montrant que l’on devait renoncer à la vision du monde d’Einstein», raconte Alain Aspect. Professeur à l’Institut d’optique et à l’École polytechnique. Auteur, avec l’historien des sciences Gautier Depambour, de «Si Einstein avait su» aux éditions Odile Jacob.

L’annonce du prix Nobel mentionne aussi les technologies issues de l’intrication quantique. «Pendant les quelques secondes où j’ai arpenté la scène du grand théâtre de Stockholm pour aller recevoir la fameuse médaille, j’ai eu conscience que ce qui était mis à l’honneur était la science telle qu’elle a toujours été pour moi. Des principes fondamentaux aux applications.»

Accessible à tous

«Si j’ai voulu écrire ce livre, c’est pour partager ma fascination pour ce débat, qui m’a poussé à m’engager en 1974 dans une aventure expérimentale un peu folle pour savoir qui de Bohr ou Einstein avait raison, en m’appuyant sur les travaux de Bell», précise le directeur de recherche émérite au centre français de la recherche scientifique (CNRS). Membre de l’Académie française des sciences. Membre associé de l’Académie royale de Belgique.

«Ce livre a été écrit avant tout pour un public non spécialiste qui souhaite en savoir plus sur la façon dont la physique quantique change notre vision du monde», souligne Alain Aspect. Les expériences avec des photons intriqués sont expliquées. Les essentiels sont encadrés. Des notes, des réflexions, des schémas sont destinés aux spécialistes.

Albert Einstein est le fil rouge du livre. Le physicien est à l’origine de deux bouleversements majeurs en physique quantique… «D’abord en acceptant complètement la notion de quantification et en annonçant la dualité onde-particule. Puis en mettant en relief l’intrication à distance.»

Au premier congrès Solvay

Le débat sur l’interprétation de la mécanique quantique n’aurait jamais eu lieu sans les découvertes d’Einstein. «De 1905 à 1916, Einstein est celui qui prend le plus au sérieux l’idée de quantification, à commencer par celle de la lumière, pour apporter un nombre incroyable de contributions majeures à l’interprétation de phénomènes physiques jusque-là incompris ou mal connus», note Alain Aspect.

Lors du premier congrès Solvay, réunissant les plus grands physiciens à Bruxelles, en 1911, «les esprits ne sont pas prêts pour ce qui apparaît aujourd’hui comme un coup de génie: la dualité onde-corpuscule».

«Jusqu’au début des années 1920, Einstein a été l’auteur de percées plus remarquables les unes que les autres contribuant à faire émerger la physique quantique. Mais à partir de la seconde moitié de la décennie, il se trouve en désaccord avec la plupart des physiciens.» En 1935, Einstein écrit qu’on ne peut échapper à la conclusion que la mécanique quantique est incomplète.

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