Représentation schématique de l'équipement et de l'installation pour l'inspection de la cargaison, illustrant des détecteurs de particules traversés par des muons cosmiques © "Atmospheric muons as an imaging tool", L. Bonechi, R. D'Alessandro, A. Giammanco; Reviews in Physics (2020)

Les muons, les yeux du cosmos capables de voir à travers le blindage des conteneurs

24 septembre 2021
par Laetitia Theunis
Temps de lecture : 6 minutes

Malgré l’action des agents en fonction, les douanes sont des gruyères. Seule une petite fraction des marchandises transportées par camion, wagon ou conteneur est inspectée, et une fraction encore plus infime des marchandises illégales est détectée. Une nouvelle technologie, utilisant les muons cosmiques, des particules naturelles très énergétiques et pénétrantes, devrait permettre de sonder tout type de contenants, même blindés au plomb. Et y détecter, dans un premier temps, des matériaux nucléaires illégaux (plutonium, uranium), et dans un second temps, des matériaux illégaux plus légers. C’est le but poursuivi par le projet SilentBorder, financé par la Commission européenne, auquel participe l’équipe du Dr Andrea Giammanco, du Centre de Cosmologie, Physique des Particules et Phénoménologie (CP3) de l’UCLouvain.

Des particules naturelles

Les muons dont il est question ici n’ont rien n’a voir avec ceux qui sont créés au sein d’accélérateurs de particules, comme ceux du CERN. Il s’agit, au contraire, de muons totalement naturels, produits par les rayons cosmiques primaires, typiquement des protons qui filent à très grande vitesse à travers le cosmos.

A chaque instant, et même si la densité de ces protons dans le vide du cosmos est très faible, certains entrent en collision avec les couches les plus externes de l’atmosphère de notre planète.

« Ces collisions sont dites nucléaires, c’est-à-dire qu’elles cassent les noyaux de l’oxygène, de l’azote et des autres gaz, et provoquent des cascades d’autres particules, y compris les muons. Ces derniers sont les seules particules chargées capables d’arriver jusqu’au niveau de la mer », explique Andrea Giammanco, Maître de Recherches du FNRS.

Illustration schématique d’une cascade de rayons cosmiques, où la particule primaire est un rayon cosmique de haute énergie qui interagit avec des molécules dans la partie supérieure de l’atmosphère terrestre. La collision produit plusieurs particules secondaires qui interagissent davantage avec les molécules de l’atmosphère ou se désintègrent, produisant une cascade de particules subatomiques se propageant vers le sol terrestre, parmi lesquelles se trouvent des muons © scienceschool.org

« La première publication scientifique exprimant la possibilité d’utiliser ces muons cosmiques dans des applications terrestres date des années 50. Mais il aura fallu attendre les années 2010 pour passer outre le scepticisme de nombreux physiciens de parvenir à atteindre, malgré la faible densité de ces rayons cosmiques, une précision suffisamment bonne dans diverses applications pratiques. »

Désormais, de par le monde, plusieurs spin-off d’universités visent à créer des « scanners muoniques » et à développer un nouveau marché de la détection.

Deux détecteurs pour capter des déviations

SilentBorder (Cosmic Ray Tomograph for Identification of Hazardous and Illegal Goods hidden in Truck and Sea Containers) comprendra deux détecteurs muoniques. L’un disposé au-dessus (ou devant) le volume d’intérêt (camion, conteneur, wagon), l’autre en-dessous (ou derrière). « La plupart des muons cosmiques vont passer entre les deux détecteurs. L’idée est, sur base de statistiques, de détecter la présence d’une déviation dans leur trajectoire qui indiquerait la présence de plutonium ou d’uranium ou d’autres matériaux nucléaires dans le conteneur de bateau ou la benne d’un camion », explique Dr Giammanco.

Le principe est basé sur celui de l’expérience que Geiger et Marsden ont réalisée en 1909, et qui a permis à Rutherford de démontrer la présence d’un noyau dans les atomes d’or. En effet, la majorité des particules α traversent la feuille d’or de l’expérience sans être déviées, et ce, car elles évoluent dans le vide entourant les électrons. Mais une petite partie de ces particules α, de l’ordre de 0,01 %, sont déviées, voire repartent en arrière, suite à leur collision avec le lourd noyau des atomes d’or.

« Lorsque les muons cosmiques rencontrent le plutonium, un élément chimique très gros et lourd, leur trajectoire est également déviée selon un grand angle caractéristique », précise Andrea Giammanco. La tomographie par rayons cosmiques devrait permettre de localiser les matériaux nucléaires à l’intérieur de la cargaison ou du véhicule en en fournissant une image 3D.

Réduire le temps d’acquisition de données

Aujourd’hui, la technologie la plus utilisée pour scanner les véhicules, allant des fourgonnettes et camions aux wagons, est la radiographie aux rayons X et aux rayons gamma, plus énergétiques. Mais aucun de ces deux rayonnements n’est capable de pénétrer suffisamment profondément dans les matériaux. Si bien qu’une cargaison nucléaire enrobée d’une épaisse couche de plomb passerait complètement sous le radar.

Les muons ne connaissent pas cette limitation. Ils sont très pénétrants, leur énergie moyenne est environ 10.000 fois supérieure à celle d’un rayon X et ils sont pratiquement non absorbables. « Ils pénètrent suffisamment profondément n’importe quel matériau. Les concernant, la limitation concerne plutôt le temps d’acquisition des données, actuellement très long. L’équipe de recherche internationale va s’atteler à le réduire. »

« Dans le cadre de SilentBorder, les algorithmes seront améliorés à l’aide d’intelligence artificielle, en visant un idéal : parvenir à un temps d’acquisition ne dépassant pas les 10 minutes. C’est essentiel pour que l’étape de scanning ne pas bloque tout le trafic portuaire ou frontalier. Par ailleurs, et ce sera le travail de mon équipe, le design des détecteurs muoniques sera optimisé, également à l’aide d’intelligence artificielle », explique Dr Giammanco.

Améliorer l’existant

La première mission de SilentBorder va être d’optimiser l’existant. « Une compagnie américaine aurait construit un scanner muonique fonctionnel dans un port des Bahamas. Mais les informations étant rares, on en ignore les performances. »

En Europe, une nouvelle compagnie (Gscan) estonienne, souhaite développer ce type de détecteur. Elle est partie prenante, et même partenaire principale, de cette recherche Horizon 2020 qui a débuté en mai 2021 et s’étalera sur 4 ans. « Son objectif minimal sera d’optimiser les scanners existants en ayant recours à de l’intelligence artificielle. C’est ce qu’on appelle la science incrémentale. »

« Si cela s’avère possible, un objectif plus ‘disruptif’ serait de construire un scanner du même style, mais plus petit, et qui parviendrait à discriminer des matériaux autres que nucléaires, des matériaux bien plus légers. Par exemple, de la drogue. Détecter ce type de matériau à l’aide de muons cosmiques serait révolutionnaire. »

A terme, les scanners muoniques pourraient également être capables de détecter de la matière organique. Par exemple, des animaux, des organes ou des humains véhiculés illégalement. Il est à parier que la tomographie par rayons cosmiques n’a pas fini de faire parler d’elle.

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