L’IA du futur s’inspirera davantage du cerveau

24 novembre 2020
par Laetitia Theunis
Temps de lecture : 7 minutes

Si elle se révèle excellente pour toute une série de tâches spécifiques, l’intelligence artificielle (IA) pèche par manque d’adaptabilité. Notamment en vue du développement des interactions entre humains et machines. Pour y remédier, Dr Guillaume Drion, ingénieur électricien détenteur d’une thèse en neurosciences (ULiège), cherche à s’inspirer de la neuromodulation, un processus biologique responsable de l’extraordinaire adaptabilité de l’humain. De quoi créer des interactions inédites au sein des réseaux de neurones artificiels.

Vers l’ère des robots collaboratifs

L’IA, basée sur des réseaux de neurones, est particulièrement efficace dans la classification d’images. Alors que l’humain se trompe en moyenne dans 5 % des cas, le taux d’erreur de l’IA, à force d’amélioration et d’entraînement, est passé de 26 % en 2011 à 3,1 % en 2016. En à peine 5 ans, ses performances cognitives sont devenues surhumaines dans ce domaine particulier. Mais aussi pour d’autres tâches spécifiques.

En robotique industrielle, c’est au niveau moteur, en étant capable de travailler rapidement et avec précision à l’échelle du micromètre, que les performances des machines dépassent celles de l’humain.

Guillaume Drion, ingénieur électricien et docteur en neurosciences © Laetitia Theunis

Guillaume Drion rêve de combiner les deux pendants, hautes performances cognitives et motrices, en une robotique dite collaborative. « Il s’agira de sortir les robots des chaînes d’assemblage et d’avoir des robots très performants qui interagiront directement avec des humains. L’automatisation de la société, c’est un des objectifs de l’industrie 4.0. »

Un succès contemporain basé sur de très vieilles idées

Flash-back. Déjà en 1943, Warren McCulloch et Walter Pitts, respectivement chercheurs en neurologie et en psychologie cognitive, suggéraient de s‘inspirer du cerveau pour construire des systèmes intelligents. Ils voulaient connecter les uns aux autres des neurones artificiels dont les connexions pourraient changer pour appendre des tâches spécifiques.

« A cette époque-là, le fonctionnement neuronal était inconnu. Tout au plus savait-on que des neurones étaient connectés les uns aux autres, qu’il y avait une activité électrique. L’idée des réseaux de neurones artificiels est clairement antérieure à la connaissance de la signalisation neuronale au niveau cellulaire », explique Guillaume Drion.

En 1943, McCulloch et Pitts suggérent de s‘inspirer du cerveau pour construire des systèmes intelligents – powerpoint de Guillaume Drion © Laetitia Theunis

A partir des années 2010, les performances des réseaux de neurones ont explosé. C’est le fait du développement d’algorithmes d’apprentissage efficaces, mais aussi de machines de calcul très puissantes.

« La combinaison de concepts datant des années 40 avec des capacités de calculs phénoménales a mené au ‘deep learning’. Cet ‘apprentissage profond’ est basé sur des réseaux gigantesques, composés d’énormément de neurones. Chacun d’entre eux possède une dynamique élémentaire qui reste, aujourd’hui encore, très proche de la dynamique neuronale imaginée bien avant les percées en neurosciences. »

‘Deep learning’ – powerpoint de Guillaume Drion © Laetitia Theunis

L’IA ne traite pas l’info comme les humains

Cette distance entre réseau de neurones et biologie peut avoir des impacts majeurs : la façon dont les réseaux de neurones effectuent, par exemple des diagnostics cliniques sur base d’images, est complètement différente de la nôtre.

Cela a été montré à l’aide d’attaques dites ‘adversariales’. Des scientifiques ont modifié quelques pixels, invisibles à l’œil nu, dans les images physiologiques à classifier. Alors que sur base des photos non modifiées, l’IA est capable de détecter avec succès 100 % des rétinopathies, ce taux dégringole à … 0 % sur les images très légèrement modifiées.

Avec des conséquences potentiellement dramatiques dans le domaine de la santé. Mais pas que. « En robotique, lorsqu’une IA excellente au niveau cognitif est appliquée à des problèmes de robotique collaborative, ça n’a pas l’air de fonctionner », mentionne Guillaume Drion.

Développer la capacité d’adaptation

Avant de déployer l’IA dans la santé et la société, il est crucial de comprendre où résident les différences de traitement de l’information entre réseaux de neurones et humains.

« Une des grandes différences, c’est l’adaptabilité. Face à un contexte changeant, les humains ont des facultés d’adaptation extraordinaires, rapides et efficaces, au contraire des machines. Ces dernières ne peuvent apprendre des comportements très spécialisés que dans des environnements spécifiques. Le jeu de go, par exemple, est très complexe, mais l’environnement, le jeu, sont fixés : il n’y a pas besoin d’adaptation », explique le chargé de cours à l’ULiège.

« Par contre, avoir une marche robuste sur un sol dur, sur de la glace, que l’on porte un paquet ou non, est une situation qui demande beaucoup d’adaptations au niveau moteur, de la synchronisation et des contractions musculaires. Si les humains réalisent cela sans y penser, c’est, au contraire, très difficile pour les robots humanoïdes. »

L’IA dépasse l’humain au jeu de go, un jeu qui n’exige pas de faculté d’adaptation – powerpoint de Guillaume Drion © Laetitia Theunis

La neuromodulation, une complexité de signaux neuronaux

«  Il y a un besoin de créer de nouvelles machines possédant des facultés d’adaptation plus proches des humains, capables d’interagir avec eux. Pour cela, il faut avoir recours à la bioinspiration », analyse le chercheur.

Chez l’Homme, l’adaptation est sous-tendue par la neuromodulation. Découverte et étudiée dans les années 2000, elle n’a encore jamais été utilisée en IA. Cette dernière est régie classiquement par un mécanisme basé sur l’apprentissage.

« L’apprentissage, la plasticité synaptique, c’est un changement de connectivité entre neurones. Par contre, la neuromodulation, c’est un changement d’activité neuronale qui n’affecte pas la connectivité, qui se réalise de manière dynamique et en fonction du contexte. Et cela se traduit par des changements de comportements. »

Imiter, mais pas copier

« Voilà une dizaine d’années que j’étudie l’extraction des mécanismes de neuromodulation. Cela nécessite de comprendre la biologie, de la traduire en modèles mathématiques multi-échelles. En effet, si les mécanismes qui nous intéressent sont des changements au niveau neuronal, les neuromodulateurs ont, quant à eux, des effets au niveau moléculaire », précise Dr Guillaume Drion.

« Il est impossible d’introduire toute la complexité biologique dans de l’IA. Par contre, on peut l’imiter. »

Au laboratoire du Département d’Électricité et d’Informatique de l’Institut Montéfiore (ULiège), Nicolas Vecoven, doctorant supervisé par Guillaume Drion, passe de la théorie à la pratique. Avec comme cible de potentielles applications industrielles, il a créé un algorithme permettant d’introduire de la neuromodulation dans des réseaux de neurones. Et ce afin, notamment, de créer de nouvelles architectures réseaux.

Liège Creative, qui a organisé une rencontre-conférence en ligne avec les deux chercheurs, commente cette avancée. « Grâce à l’entraînement sur des machines préexistantes, le modèle peut s’adapter à la nouvelle machine avec très peu de données. Cela ne nécessite donc pas de phase d’apprentissage, mais bien une phase d’adaptation, ce qui exige moins de données et engendre une réduction des coûts. »

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