Aux éditions Academia-L’Harmattan, l’anthropologue Anne-Marie Vuillemenot dévoile «L’intelligence des invisibles» . Une cohabitation avec les esprits vécue en Asie centrale, au Kazakhstan, et à l’extrême Nord de l’Inde, au Ladakh. La professeure à l’Université catholique de Louvain (UCLouvain) collabore au Laboratoire d’anthropologie prospective (laap). Elle est aussi kinésithérapeute et ostéopathe.
Pour analyser les interactions entre humains et invisibles, la chercheuse enquête depuis plus de 20 ans au Kazakhstan. Et de 2010 à 2015 dans le district du Ladakh, très proche du Tibet. En 2016, elle bénéficie d’une année sabbatique pour suivre ses intuitions, ses réflexions.
«Je me suis toujours initialement présentée comme ethnographe», précise Anne-Marie Vuillemenot. «C’est-à-dire comme quelqu’un intéressé par le mode de vie des gens et ayant l’intention de publier le résultat de ses enquêtes. Ainsi, à plusieurs reprises, certains m’ont demandé de ne pas écrire ce qu’ils me révélaient. J’ai respecté systématiquement ces demandes.»
Respecter la croyance de l’autre
«Pour les personnes avec lesquelles je travaille, les invisibles sont des sujets à part entière avec lesquels il faut négocier pour que le monde des humains se trouve pacifié et que la vie quotidienne se déroule sans heurt. Mes interlocuteurs les voient, les constatent et les subissent. Ils ne les imaginent pas. Comme mes interlocuteurs, je prends au sérieux les invisibles, les figures d’esprits, les divinités sans les réduire à des représentations symboliques. Ceci n’est pas une question de croyance, mais de respect de la croyance de l’autre.»
Au Kazakhstan, les interlocuteurs de la Pre Vuillemenot s’adressent aux invisibles avec de belles paroles aux formes artistiques, poétiques. Par l’intermédiaire de la fumée du foyer. De joutes verbales entre clans. D’un ou d’une baqsi, chaman guérisseur ou voyant. Toute parole devient suspecte, susceptible de maléfice si elle n’entre pas dans les normes acceptées par les humains et les invisibles. Chaque compliment peut paraître équivoque.
La chercheuse entre en transe
Pour répondre aux humains, les invisibles vont droit au but, sans délicatesse. Ils se glissent dans un baqsi, un Iha mo ou Iha pa (médium ou oracle ladakhi) qui leur abandonne son corps pour résoudre les maux, malheurs et maladies. Entre en transe. La chercheuse en a fait l’expérience. Elle relate les séquences de son initiation par un baqsi.
«J’ai aujourd’hui encore beaucoup de mal à qualifier les événements qui se sont produits à travers moi, en dehors de ma volonté et en pleine conscience de ce qui se passait», explique l’ethnographe. «Je n’avais pas conscience d’être en transe, si tant est que je pusse reconnaître en moi cet état. Mais bien d’être agie par d’autres.»
Après cette expérience, Anne-Marie Vuillemenot est perçue différemment au Kazakhstan. Les mères lui apportent leurs nouveau-nés pour qu’elle souffle ou crachote trois fois sur eux. Comme il est de coutume quand des enfants sont présentés à un ou une baqsi. Les baqsi la considèrent comme une collègue.
«Cette initiation a eu des répercussions sur ma manière d’être au monde et à ma discipline, me poussant à investiguer encore et encore le champ des transformations corporelles issues de techniques très diverses. Transe, lecture dans la paraffine, divination avec 41 pierres ou haricots. Mais surtout, elle m’a encouragée à développer mes sensations et perceptions à divers milieux. À regarder, entendre, sentir, goûter, toucher avec plus d’acuité. À ce moment-là, je pratiquais encore beaucoup l’ostéopathie. Et nombre de patients me l’ont fait remarquer.»
Les esprits s’adaptent à la modernité
«Toutes les pratiques déployées au cours des pages de ce livre reconnaissent que d’autres peuvent agir à travers soi, rendant ainsi implicite la démesure de la vie sociale. Chacun accepte la banalité des échanges avec les invisibles. Et partant celle des rites et des séances.»
De plus en plus de personnes déclarent être investies par des invisibles. Et vivre des revenus standardisés de leurs consultations.
«Parfois contraints à la migration ou à la cohabitation, par exemple avec des antennes de téléphonie mobile, les esprits vendus ou monétarisés continuent cependant à se manifester et à s’inscrire dans la circulation des belles paroles», constate la Pre Vuillemenot. «Pris dans des transformations sociales, économiques et culturelles, ils s’adaptent, travaillent et s’incarnent plus rapidement et efficacement pour pouvoir être entendus. La multiplication des moyens de communication ne prive pas la belle parole de son poids.»