Les savants, ont-ils été la clé du développement de l’Occident?

25 septembre 2020
par Laetitia Theunis
Temps de lecture : 7 minutes

Décortiquer le développement du capital humain en Europe, de l’an 1000 à l’an 1800. C’est l’objectif de David De la Croix, professeur d’économie à l’UCLouvain, pour les 5 prochaines années. En trame de fond, il cherche à déterminer si les savants et érudits ont été déterminants pour la croissance et le développement de l’Occident.

Une base de données géante

La notion de capital humain correspond à tout ce qui rend une personne productive. Dans le monde d’aujourd’hui, il s’évalue selon le niveau d’études moyen ou les résultats à des tests standardisés, comme les tests Pisa.

C’est sur un autre capital humain dit « upper tail », soit axé sur les élites, que le Pr De la Croix se concentre. Sur une période allant de 1000 à 1800, il recense les enseignants ayant exercé dans les universités de l’Europe latine (c’est-à-dire de toute l’Europe, jusqu’à Moscou, hors mondes musulman (Turquie et une partie de l’Espagne) et byzantin) ainsi que les membres des académies scientifiques.

« Avec ces deux institutions, j’estime à 150.000 voire 200.000, le nombre de personnes qui entre dans l’univers de mon travail », commente le chercheur.

Ce travail titanesque est soutenu par une bourse ERC (European Research Council) Advanced qu’il a récemment obtenue.

« Un projet ERC est très difficile à obtenir. J’ai essayé plusieurs fois. C’est un processus de sélection en deux étapes. Dès que l’on réussit la première, l’université donne une petite aide financière pour pouvoir débuter la recherche. Il y a trois ans donc, j’ai réussi la première étape et j’ai pu engager quelques jobistes pour collecter des données. Cette activité occupe également une grande partie de mon temps », explique le Pr De la Croix.

Un indice exprimant la qualité des savants

C’est ainsi qu’aujourd’hui, se basant sur des livres que des historiens ont écrit au départ d’archives, sa base de données est déjà riche de 42.000 érudits et savants actifs avant 1800. Chacun a été encodé à la main accompagné des informations relatives à ses date et lieu de naissance et de mort, aux endroits où il a travaillé et un lien vers ses publications au travers du catalogue mondial des bibliothèques Worldcat.

« Pour chaque savant, je peux dire qu’il y a, dans les bibliothèques du monde entier, un tel nombre d’ouvrages écrits par lui et/ou à propos de lui. Cela me permet de mesurer la qualité de ces savants. Cette mesure n’est pas sans défaut, une personne célèbre en son temps peut n’avoir rien écrit qui ait survécu, mais elle est néanmoins porteuse d’informations utiles. »

Cet indice va servir à de nombreux volets de son approche économique. Il qualifie de « bons », les enseignants universitaires qui ont obtenu un haut score à sa grille d’évaluation.

Un marché académique en Europe

Constatant une large différence géographique entre l’endroit de leur naissance et celui de l’université dans laquelle ils ont professé, le chercheur peut affirmer, grâce à un cadre théorique couplé à des statistiques, que « déjà en l’an 1100, la mobilité internationale était très importante chez les savants

C’est le cas, par exemple, du théologien Thomas d’Aquin (Aquinas). Né près de Naples en 1225, il a enseigné à Paris et a eu un impact immense sur le domaine religieux pendant des siècles.

Cette carte montre la mobilité des savants pour la période 1000-1200. Les points bleus indiquent les lieux de naissance des savants et érudits, les points rouges indiquent les universités actives à ce moment. Les lignes pointillées indiquent les trajets hypothétiques les plus courts entre naissance et université. En gras, les cinq universités les plus prestigieuses du moment (c) David De la Croix
Cette carte montre la mobilité des savants pour la période 1200-1348. Les points bleus indiquent les lieux de naissance des savants et érudits, les points rouges indiquent les universités actives à ce moment. Les lignes pointillées indiquent les trajets hypothétiques les plus courts entre naissance et université. En gras, les cinq universités les plus prestigieuses du moment (c) David De la Croix
Cette carte montre la mobilité des savants pour la période 1734-1800. Les points bleus indiquent les lieux de naissance des savants et érudits, les points rouges indiquent les universités actives à ce moment. Les lignes pointillées indiquent les trajets hypothétiques les plus courts entre naissance et université. En gras, les cinq universités les plus prestigieuses du moment (c) David De la Croix

 

Ce brassage, a-t-il permis d’accélérer le développement de l’Occident ? « On peut comparer ce modèle régi par des forces de marché avec une autre approche qui dirait qu’il n’y a ni marché ni mobilité et où chacun va dans l’université la plus proche. Avec une approche d’économiste, un cadre théorique prédit la production scientifique dans chacun de ces deux cas. Nos résultats montrent que grâce au fait que les gens s’agglomèrent, qu’ils bougent, ils produisent plus de connaissances », explique le Pr De la Croix.

Et d’ajouter, « les schémas d’agglomération et de tri parmi les savants médiévaux et modernes témoignent d’un marché académique fonctionnel en Europe. Ces forces du marché ont façonné la répartition géographique du capital humain supérieur et ont contribué à renforcer les universités européennes à l’aube des révolutions humanistes et scientifiques. »

Le népotisme, gangrène des universités

De la famille Bernoulli à celle d’Euler, depuis la fondation des premières universités médiévales, être savant de père en fils est fréquent dans le monde universitaire. Mais s’agit-il du résultat d’une transmission de capital humain : le père donnant le goût des connaissances à son fils, l’introduisant dans un réseau social, etc. Ou bien ce fils est-il paresseux ou peu intelligent, si bien qu’il ne doit sa place dans l’université de son père que parce que ce dernier lui a fait bénéficier de ses relations ? C’est ce dernier cas de figure que le Pr De la Croix envisage lorsqu’il parle de népotisme.

Actuellement, dans sa base de données de 42.000 savants, il dénombre 1300 couples pères-fils. « On utilise une méthode statistique, basée sur la corrélation ente père et fils en termes de publications, pour mesurer la transmission de capital humain. Si les « bons » pères ont des « bons » fils, c’est qu’il y a bien eu une transmission de capital humain. Pour mesurer le népotisme, on regarde l’ensemble des fils comparé à l’ensemble des pères. Si le fils moyen est pire que le père moyen, on estime qu’il y a du népotisme. »

Avant 1800, un fils d’érudits sur dix était un érudit népotique. Il en avait davantage en droit et en médecine, mais moins en sciences et chez les protestants.

« On constate que le népotisme a diminué au cours de siècles. Notamment lors de la révolution scientifique (de Copernic à Newton, 16e-17e siècle) et des Lumières (17e-18e siècle). Cette régression du népotisme a aidé à pousser l’Occident lors de ces deux moments clés. »

«  En économie, l’accent a été fortement mis sur la révolution industrielle, dès 1800, qui est le décollage en termes économiques. Mon travail amène l’attention sur la révolution scientifique qui, à mon sens, est le vrai changement conceptuel qui a conduit l’Occident à gagner la primauté mondiale. Remettre en cause les dires des anciens a permis de développer les méthodes expérimentales, les bases de la science telle qu’on la connaît aujourd’hui», conclut-il.

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