SERIE (3) / L’agriculture urbaine passe à table
Luc Schuiten est architecte utopiste. C’est sa carte de visite qui le dit. Mais il se défend d’être un rêveur. Son utopie, c’est concevoir la ville comme un organisme vivant. Elle ne date pas d’hier. Voilà trente ans qu’il dessine avec la même passion ses cités végétales.
« L’agriculture urbaine part de la prise de conscience de plus en plus généralisée que nous avons mis en place un système à tout haut risque », explique le frère aîné de François Schuiten. « Nous disposons dans nos villes d’une autonomie alimentaire de quelques jours. Notre dépendance à un système mondialisé qui fonctionne sur les transports, les carburants est totale. Cela peut bloquer à tout moment. Et quand on n’a plus à manger dans une grande ville, on se retrouve dans une situation très délicate…»
La cité doit être conçue comme un vaste organisme vivant
Mais cette dépendance n’est, pour Luc Schuiten, que la face la plus visible de l’iceberg: l’évolution de nos villes vers quelque chose qui ne correspond pas du tout à nos besoins réels en tant qu’êtres humains. Pris dans une construction artificielle, éloignée du vivant, on prend le risque de se dessécher et de perdre la boule faute de points de repère fondamentaux.
Pour l’architecte, la ville devrait être conçue comme un vaste organisme vivant où nous trouverions notre nourriture près de l’endroit où nous vivons. Aller la chercher de l’autre côté de la planète est une aberration.
« On marche sur notre tête », ajoute-t-il. « On fonctionne à l’envers de la manière dont il faut procéder pour trouver le calme, l’harmonie dans des relations profondes et apaisées avec l’ensemble du monde du vivant, nos semblables et nos proches, aussi bien les animaux que les plantes. On fait partie d’une très grande famille que l’on doit traiter avec beaucoup d’égard pour se sentir bien dans notre peau là où nous vivons. La construction du respect de ce qui nous entoure me semble hautement souhaitable.»
Ouvrir par le dessin une porte vers la ville désirable
« L’anthropocène va droit dans le mur » poursuit-il. « On ne peut pas continuer à saccager la planète sans en payer un prix exorbitant.»
Il faut donc explorer de nouvelles voies. À commencer par se rapprocher du lieu de production de notre nourriture. Pour ce faire, Luc Schuiten a choisi le dessin, immédiatement appropriable, toutes cultures et langues confondues.
« La manière dont je procède est très loin des préoccupations de quelqu’un qui a la pratique de ce genre de choses. Je ne suis pas agriculteur. Je n’ai pas de potager et je le regrette, car cela me donnerait plus de légitimité dans mon propos. Je dessine la ville dans laquelle j’aimerais vivre ».
« On nous montre de nos villes une évolution vers une très haute technicité qui prend le dessus sur nos vies. Or, c’est dans le vivant que surgit la relation à l’essentiel, l’émotion, l’épanouissement, l’équilibre, le bonheur. Je marche dans cette direction. Pas dans le discours, mais dans un imaginaire que je cherche à présenter de manière crédible en donnant toutes les indications qui permettent d’y plonger concrètement. Mon travail consiste à ouvrir par le dessin une porte très large vers la ville désirable.»
La publicité, un système éthiquement inacceptable
L’agriculture urbaine est une composante essentielle de cette ville désirable. Elle fait partie d’un tout avec la manière de s’y déplacer, les matériaux de construction, les rapports entre les individus…
Le modèle capitaliste est-il encore acceptable ? Qu’y a-t-il comme autre possibilité que la civilisation industrielle ? Ce sont les questions que se pose l’architecte utopiste comme bon nombre d’autres citoyens. Chercher des solutions qui correspondent à nos consciences, voilà sa proposition.
« Dans mes cités, il n’y a jamais de publicités, car c’est pour moi un système d’une malhonnêteté incroyable et inacceptable d’un point éthique, véritable ingérence dans notre mental. Elle a été éradiquée dans la ville nouvelle. La seule chose qu’il convient de promouvoir c’est la richesse créative de chacun et l’imaginaire, la spontanéité, l’enrichissement au contact d’autres individus. »
L’homme ne rêve pas, « car les rêves, évanescents et incontrôlables, tournent parfois au cauchemar », dit-il. « Je suis dans le projet. J’essaie d’inscrire chacun de mes dessins dans un projet architectural. Un architecte ne fait jamais que dessiner à la demande d’un commanditaire un futur qui pourra exister dans les deux ou trois ans à venir. Je fais la même chose. Mais personne ne me commande le travail et j’ignore si ce sera réalisé un jour. »
Dans la ville résiliente, tout doit être recyclé
La ville nouvelle ne se crée par sur un désert. L’architecte part de villes existantes. Cela lui permet de s’ancrer dans une réalité et d’y faire évoluer la pénétration du vivant. Soucieux de garder une grande partie de ce qui a été fait, il l’adapte de manière à ce que la modification ne soit pas elle-même énergivore. « Dès l’instant où l’on génère des déchets, on a faux. Tout doit être recyclé. »
À ce titre, les modèles anciens, les constructions en terre crue par exemple, l’impressionnent. « Le chantier lui-même est magnifique. Au Yémen, des immeubles de 10-12 étages sont en terre. De telles techniques temporisent les variations de température, avec un volant thermique très intéressant. Une fois abandonnée, la construction retourne à la terre. La ruine est d’une beauté inouïe. L’ensemble des actes de la construction a créé quelque chose qui reste juste dans la continuité. On ferait bien de s’en inspirer. »
Responsabilisation individuelle
Et de poursuivre : « La ville résilience serait autosuffisante. Ce ne serait sûrement pas une mégapole. La taille optimale ne dépasse pas le million d’habitants pour pouvoir mettre à disposition des individus les infrastructures culturelles nécessaires à leur épanouissement sans qu’ils aient à se déplacer. »
Plus l’échelle de l’indépendance énergétique et alimentaire se trouve dans un espace réduit, plus chaque individu en a la responsabilité et la gestion. Alors il n’y a plus de colère vis à vis d’un état central puisque chacun est responsabilisé. Interviennent naturellement l’entraide, les échanges, la solidarité.
La brigade des chatouilleurs
Fidèle à son moyen d’expression favori, l’architecte dessinateur illustre son propos par des exemples concrets. Une société primitive amérindienne qui au moment de prendre une décision importante questionne la 7e génération. « Imaginons un homme politique convoquant la 7e génération et réfléchissant aux conséquences de sa décision dans 100 ans ou plus…»
Ou encore une société sud-américaine qui en cas de problème avec l’un d’eux réunit l’ensemble du conseil et désigne trois ou quatre costauds qui le chatouilleront jusqu’à le faire rire et rétablir le contact. « Ça marche chez eux parce que c’est un tout autre contexte. Je doute que cela marche chez nous, mais l’idée est d’explorer d’autres modèles. »
Luc Schuiten se soucie peu que l’on trouve ses dessins beaux. L’essentiel de son travail consiste à faire réfléchir à la direction dans laquelle aller. Est-ce que cela correspond à quelque chose d’enviable?
« Poser le regard assez loin permet de savoir ce qu’il convient de faire aujourd’hui, car à la vitesse à laquelle nous avançons, un virage trop rapide serait terrible”, conclut-il.
Cette enquête sur l’agriculture urbaine a reçu le soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.