Et si on tentait la science constructive ?

26 mars 2020
par Laetitia Theunis
Durée de lecture : 5 min

Cinq chercheurs internationaux en psychologie sociale, dont un de l’UCLouvain, ont participé à une expérience de collaboration scientifique unique. Isolés du monde pendant 5 jours, ils ont tenté de réconcilier des théories différentes plutôt que de s’obstiner à les opposer les unes aux autres. Leur aventure, relatée dans une publication révélant le processus mis en place, pourrait s’avérer utile pour d’autres chercheurs pour résoudre des conflits scientifiques.

1 humanité, 5 modèles d’interactions

Comment l’humain évalue-t-il ses congénères? Cette vaste question est au cœur de la psychologie sociale. Des chercheurs du monde entier tentent d’y répondre, en la considérant chacun sous un angle bien particulier. De leurs travaux, découlent non pas une théorie unanime expliquant tous les cas de figure, mais cinq grands modèles.

Ils diffèrent légèrement selon les dimensions mises en avant-plan. Parmi elles, la compétence, soit la capacité à effectuer certaines tâches, mais aussi le facteur moral et les convictions politiques.

Les compétences, centrales dans les collaborations entre deux groupes

Le Professeur Vincent Yzerbyt, chercheur à l’Institut de recherche en sciences psychologiques (https://uclouvain.be/fr/instituts-recherche/ipsy ) de l’UCLouvain, étudie spécifiquement des situations où deux groupes sont en présence : les hommes et les femmes, les médecins et les infirmiers et infirmières, etc.

«Si deux catégories sociales sont amenées à collaborer ou à être en conflit, quels vont être les clés de leurs interactions ? Dans le cas des médecins/infirmiers, les médecins cernent ce qui, dans leurs relations avec les infirmiers et infirmières , pourra maximiser l’objectif poursuivi. Dans ce cas, par exemple, soigner les patients. Les compétences de chaque groupe seront les pièces maîtresses qui détermineront les relations entre les groupes»

La moralité, un facteur-clé pour qu’un individu rejoigne un groupe

Au contraire, Naomi Ellemers, professeure de psychologue sociale à l’université à Utrecht et organisatrice de la semaine d’isolement, se focalise sur la façon dont un individu se positionne pour rejoindre un groupe. La dimension de moralité est fortement mise en avant dans ses recherches. Elle constate que l’individu est soucieux de rejoindre un groupe dont il partage des critères de moralité et qui accomplit des choses dont l’individu peut se sentir fier et valorisé.

D’autres chercheurs s’intéressent aux individus en situation de couple ou à une multitude de groupes à appréhender dans l’environnement social. Le champ d’application de l’évaluation sociale est donc vaste et complexe. C’est ce qui justifie l’existence de cinq modèles d’évaluation sociale.

Et si on essayait autre chose que la concurrence ?

Maintenant que le décor est planté, revenons-en à l’expérience d’isolement vécue par les chercheurs portes-drapeaux de chacun de ces cinq modèles.

En règle générale, la concurrence est reine en science. Lorsque deux théories sont contradictoires, une seule peut avoir raison. « Les débats se font, dans le meilleur des cas, par journaux interposés dans lesquels les scientifiques s’évertuent à démonter leurs adversaires. Ce n’est pas négatif, mais ce n’est pas la chose la plus profitable », explique Pr Yzerbyt.

«  D’autre part, depuis un certain nombre d’années se développent des blogs et des articles sur les réseaux sociaux de critique scientifique dans lesquels la civilité et l’urbanité ne sont pas toujours de mises. Les échanges y sont parfois très durs et virulents », ajoute-t-il.

Avec quatre autres chercheurs de psychologie sociale, (une Néerlandaise, deux Allemands et un Américain), il s’est départi de cela et a modifié les règles du jeu. Chacun porte-drapeau d’un des modèles d’évaluation sociale, ils se sont isolés du monde dans un hôtel à Amsterdam. Et ce, afin de savoir si et comment leur théorie pouvait se lier à celles des autres. Et donc se compléter. Pas de se détruire pour ne désigner qu’un vainqueur par KO.

Une méthodologie stricte…

La méthodologie utilisée par les cinq chercheurs pour aboutir à cette ambition est issue de la psychologie de la négociation.

Lors des discussions, chaque voix avait la même la valeur. Et ce, quelle que soit l’expérience scientifique : chercheur débutant, scientifique à mi-parcours ou d’un professeur en fin de carrière.

« Au préalable de l’isolement, chacun des 5 chercheurs devait préparer une présentation succincte de son modèle, mettant en avant les différents tenants et aboutissants. Donc mettant en exergue le coeur de la thématique de recherche de chacun », précise Pr Vincent Yzerbyt.

« A partir de là, et partant du fait que chacun avait confiance en les données des autres, l’ambition était d’écrire un article qui allait tenter de faire des rapprochements, de déterminer quels étaient les points d’accroche et de dissension de nos différents modèles.» Cet objectif de rédaction a été divisé en étapes et personne n’a été autorisé à quitter la pièce avant la fin de la journée de travail.

« Cette expérience nous a permis de découvrir qu’une même réalité sociale, « le fait que nous évaluons les autres », peut être regardée avec différentes lunettes. La théorie de chacun s’avère exacte, mais pas vraie pour tout et en tout lieu », ajoute Pr Yzerbyt.

… Et transposable à d’autres disciplines

Cette approche originale, est-elle transposable dans d’autres domaines scientifiques ? « A l’intérieur d’une même discipline, j’en suis convaincu. J’ose même espérer que cela soit faisable en mettant des acteurs de spécialités différentes autour de la table », poursuit le professeur de psychologie sociale.

« La question de la migration, par exemple, peut être abordée sous l’angle économique, juridique, démographique, psychologique, sociologique, anthropologique. C’est une réalité multiple qui nous est donnée de voir. Si les acteurs ont des points de vue différents sur la même thématique, cela n’impliquent pas qu’ils soient forcément en désaccord et ils gagneraient à collaborer comme nous l’avons fait. Cela permettrait d’être plus constructif dans l’élaboration des connaissances», conclut-il.

 

 

 

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