Pendant la période de mise-bas et d’allaitement, les Murins à oreilles échancrées (Myotis emarginatus) abandonnent leurs proies habituelles, les araignées, pour se nourrir de mouches abondantes dans les fermes. C’est l’un des résultats de la thèse de doctorat de Chloé Vescera, réalisée au sein du Laboratoire de Génétique de la Conservation dirigé par le professeur Johan Michaux à l’ULiège. Ce travail met en lumière le lien particulier qui unit certaines chauves-souris au milieu agricole, un aspect également mis en avant lors de la Nuit Européenne des Chauves-souris, organisée chaque dernier week-end d’août.
Le guano sous la loupe
En Wallonie, on compte entre 3000 et 6000 Murins à oreilles échancrées. Fin mai, les femelles gestantes se regroupent pour donner naissance à des nouveau-nés dont la taille est déjà près d’un quart de la leur, les allaiter et les élever. Ces colonies de maternité, de plusieurs dizaines d’individus accrochés tête en bas, s’établissent dans des greniers de bâtiments anciens – notamment des clochers d’église et des combles de châteaux – ou dans des caves.
Dans le cadre de sa recherche sur leur régime alimentaire, financée par le FNRS et l’Université de Liège, Dre Chloé Vescera a visité six colonies de reproduction, au rythme de trois fois à un intervalle de quatre semaines : en juin, juillet et août. Et ce, afin de collecter le guano frais pour déterminer ce que les petits mammifères insectivores avaient consommé peu de temps avant. « L’intérêt du guano est que les échantillons à analyser peuvent être collectés de manière non invasive, sans capture ni manipulation de ces petits mammifères volants, ce qui réduit considérablement le dérangement. »
A noter que les mâles et les femelles non gestantes sont absents de ces gîtes de maternité.
Glanage de chenilles
Résultats ? Sur les 195 échantillons de guano collectés, les analyses génétiques par métabarcoding – technique de biologie moléculaire permettant d’identifier toutes les espèces présentes dans un échantillon complexe en une seule analyse, en séquençant et en analysant des fragments d’ADN ciblés – et séquençage à haut débit ont permis d’identifier 419 espèces de proies, principalement des mouches, des araignées et des papillons de nuit avec une fréquence différente selon le mois d’échantillonnage.
C’est en juin que la plus grande diversité de papillons de nuit a été retrouvée dans les fèces des Murins à oreille échancrée. « En croisant les informations bibliographiques, concernant la phénologie des espèces de papillons de nuit prédatées, avec la période d’émission du guano prélevé, j’ai constaté que, dans de nombreux cas, les chauves-souris avaient consommé des individus encore au stade larvaire, c’est-à-dire des chenilles. Cela suggère qu’elles ne se nourrissent pas uniquement en capturant des proies en vol, mais également en glanant directement sur les supports. A noter que parmi ces chenilles prédatées, certaines sont connues comme nuisibles potentiels pour une quarantaine d’essences d’arbres. »
Traces de prédation secondaire
À l’origine, le Murin à oreilles échancrées est une espèce forestière dont l’alimentation repose principalement sur les araignées ayant tissé leur toile entre les branches. « C’est ce que j’ai pu observer dans les échantillons de guano de femelles collectés en juin. Toutefois, au moment des mise-bas, entre la fin du mois de juin et le début du mois de juillet, leur régime alimentaire a basculé et s’est orienté majoritairement vers les diptères. Deux espèces de mouches dominent alors : la mouche piqueuse du bétail (Stomoxys calcitrans) et la mouche (lécheuse) domestique (Musca domestica), toutes deux particulièrement abondantes dans les fermes durant les mois de juillet et août. »
« Dans les échantillons de guano analysés, en plus de l’ADN de ces mouches, j’ai également détecté, grâce à la puissance des techniques génétiques, des traces d’ADN de bétail, correspondant aux hôtes sur lesquels ces diptères s’étaient nourris. Ces traces de prédation secondaire indiquent que ces murins à oreilles échancrées se sont nourris à proximité de troupeaux (prairies, fermes, ou d’étables). »
« Ces mouches posent divers problèmes. Leur présence constante autour des animaux – en se posant sur leurs yeux ou leur peau – provoque du stress et de la fatigue, ce qui impacte le bien-être du bétail et entraîne des pertes de rendement. Elles pourraient également être vectrices potentielles de bactéries, protozoaires ou virus, bien qu’aucune transmission n’ait encore été démontrée en Wallonie. La littérature souligne néanmoins la nécessité de rester vigilant. Dans ce contexte, l’intérêt des chauves-souris est évident : ces grandes consommatrices de mouches contribuent à en limiter l’abondance », explique Dre Vescera, aujourd’hui chargée de mission chauves-souris chez Natagora.

Buffet à volonté
Cette modification de régime alimentaire est probablement liée à l’augmentation considérable des besoins énergétiques des femelles durant l’allaitement. Devant assurer à la fois leur subsistance et la production de lait pour leur jeune, elles doivent multiplier les allers-retours chaque nuit entre leur gîte d’été et les zones de chasse. Dans ce contexte, elles optimiseraient leur alimentation en ciblant des milieux riches en proies, comme les étables où les mouches abondent. A noter qu’elles parcourent jusqu’à 10 km pour se sustenter.
« Selon mon étude, les femelles adoptent un comportement dirigé vers les fermes. J’ai analysé le nombre de vaches présentes autour de chaque colonie de maternité et constaté que, quel que soit ce nombre dans un rayon déterminé, les chauves-souris se nourrissaient toujours des mouches présentes dans les étables dans les mêmes proportions. Autrement dit, indépendamment de l’offre disponible, elles se déplacent systématiquement vers les fermes pour y trouver ces proies. Cela suggère qu’il ne s’agit pas d’un comportement opportuniste, mais bien d’une stratégie reposant sur un processus d’apprentissage et une connaissance précise de ces lieux. » Pour confirmer cette hypothèse, il serait nécessaire de réaliser des analyses complémentaires, notamment par télémétrie, afin de suivre individuellement les déplacements des chauves-souris.
« Le fait que les Murins à oreilles échancrées se nourrissent dans les fermes après la mise-bas peut sembler positif de prime abord, mais cela pourrait tout aussi bien constituer un signal d’alarme : la raréfaction des insectes dans les écosystèmes (la biomasse d’insectes volants a décliné de 76 % entre 1989 et 2016 en Europe occidentale, NDLR) les contraindrait à se rabattre sur ces milieux, non par choix optimal, mais par nécessité. Démontrer une telle hypothèse demeure toutefois complexe, car cela exigerait des études approfondies sur la disponibilité en proies dans différents habitats », conclut Dre Chloé Vescera.
Selon une étude en cours menée par le pôle Plecotus de Natagora, 13 espèces de chauves-souris fréquenteraient les fermes wallonnes. Dont 9 se nourriraient d’insectes rôdant autour des animaux.