Pour une révolution démocratique au sein des entreprises

27 février 2024
par Camille Stassart
Durée de lecture : 5 min
« Hé Patron ! Pour une révolution dans l’entreprise », par Isabelle Ferreras. Editions du Seuil. VP 33 euros

Alors qu’il parait normal, dans nos sociétés démocratiques, d’élire nos dirigeants et, plus globalement, de faire entendre notre voix, il est admis qu’il en soit tout autre dans le monde du travail, où les patrons prennent la plupart de leurs décisions sans demander l’avis des employés. A travers le roman graphique « Hé Patron ! Pour une révolution dans l’entreprise », paru aux Editions du Seuil, un panel d’experts revient sur cette problématique. Mais aussi sur les travers du modèle entrepreneurial actuel. Et propose des pistes pour un fonctionnement plus démocratique au sein des entreprises. Un ouvrage coordonné par Isabelle Ferreras, professeure à l’UCLouvain et maître de recherches FNRS associée aux Universités de Harvard et d’Oxford.

Une démocratie qui s’arrête aux portes des entreprises

Dans « Hé Patron ! », le lecteur suit l’histoire fictive d’un groupe d’amis qui décide de lancer une start-up axée sur la vente de soupe. Un projet bienveillant, qui entend miser sur des légumes bio et locaux, intégrer le recyclage dans les processus, prendre en compte le bien-être des employés, etc. Néanmoins, au fur et à mesure du développement de l’entreprise, qui en vient à devenir une multinationale, les entrepreneurs finissent par se confronter au problème de la démocratisation.

« Quelle que soit la bonne volonté des patrons et des actionnaires, les travailleurs se retrouvent gouvernés par leurs décisions. Que celles-ci concernent les plannings, ou la finalité même de l’entreprise, c’est-à-dire la manière dont le service (vendre des soupes) est rendu », explique la Pre Ferreras. « Cela conduit à une baisse de motivation de la part des employés, vivant cela comme un manque de reconnaissance de leur investissement, à de l’absentéisme, puisque les horaires ne sont pas adaptés à la vie privée des travailleurs, ainsi qu’à une baisse dans la capacité d’innovation de l’entreprise. »

In fine, l’entreprise connaît de graves tensions sociales, ce qui incite le groupe à faire un choix radical pour ne pas tout perdre : partager le pouvoir avec les travailleurs.

Une théorie politique de l’entreprise

L’ouvrage est le fruit de 8 années de réflexion d’un groupe de chercheurs réuni par Isabelle Ferreras. En 2015, elle décide de rassembler 10 experts internationaux issus de différentes disciplines (juriste, psychologue, sociologue, économiste, historien), en vue de développer le champ de recherche qu’elle appelle « la théorie politique de l’entreprise », partant de l’hypothèse que les entreprises sont des organisations politiques. « Cela a abouti à la conception de ce roman graphique, qui nous permet de transmettre plus largement nos résultats de recherches, et d’éclairer le grand public sur le sujet.»

Pour la sociologue, une fois qu’on comprend les entreprises comme des entités politiques, on saisit qu’elles sont gouvernées par un Conseil d’Administration (CA), « de la même manière qu’une Chambre des lords, qui réunissait les propriétaires des terres en Angleterre. Ici, ce sont des propriétaires des parts de l’entreprise, des actionnaires. C ’est donc la propriété qui donne le droit de gouverner. »

Et bien qu’il existe des organes de concertation via la délégation syndicale, le conseil d’entreprise, ou le comité de prévention et de protection du travail – du moins dans les entreprises de plus de 50 travailleurs –, leur pouvoir de décision est restreint et nettement moins important que celui du CA.

« De fait, toutes les questions qui relèvent de la gestion de l’entreprise (quels services/produits on développe, comment et où sont réinvestis les profits, qui occupe le poste de PDG…) échappent totalement aux travailleurs. D’ailleurs, la Belgique fait partie de la minorité de pays européens où les travailleurs ne disposent pas d’un représentant dans le CA des entreprises. »

Capitalisme et démocratie en compétition

Selon la Pre Ferreras, si les entreprises ne sont pas démocratiques, c’est parce que le capitalisme est en contradiction avec cette notion. « Ce sont deux régimes de gouvernements différents. Le capitalisme limite le droit de gouverner aux seuls investisseurs en capitaux, quand la démocratie accorde le droit politique sur base de l’égalité. Et ces deux régimes se sont partagé la matière sociale avec, d’un côté, la sphère économique et, de l’autre, la sphère politique. Un rapport de force qui n’est plus tenable dans nos sociétés actuelles.»

« A l’époque où les Etats disposaient encore de frontières économiques, les entreprises restaient soumises à la fiscalité et obligées de répartir les richesses que le capital et le travail produisaient. Mais avec la mondialisation, ces acteurs économiques sont hors de ces frontières. Aujourd’hui, le capital produit des retours sur investissement incroyables, qu’il s’approprie. Nos démocraties se retrouvent ainsi dans un état d’infériorité politique par rapport aux entreprises transnationales. On le voit d’ailleurs bien avec la menace que représentent les développements en matière d’intelligence artificielle. »

Un choix de société

D’après la chercheuse, nos sociétés devront poser un choix. Soit, laisser le capitalisme prendre le dessus sur les pouvoirs publics démocratiques. Soit, démocratiser l’économie en partageant le pouvoir décisionnel dans les entreprises à travers une « seconde chambre » réunissant les travailleurs, comme on l’a fait dans l’histoire politique au moment des révolutions démocratique. Un processus qui permettrait de transformer les entreprises en alliées pour les Etats.

Une utopie ? En réalité, il existe déjà des entreprises démocratiques : les sociétés coopératives. « Et même si elles sont encore peu nombreuses (moins de 5.000 travailleurs en FWB font partie d’une coopérative), ça montre que c’est réalisable », conclut Isabelle Ferreras.

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