De quoi les personnages de Simenon ont-ils honte? Pour répondre à cette question, les 11 contributeurs de «L’Epreuve de la honte» ont scruté les romans du père des Maigret. Ce numéro 25 de la revue Traces est édité par Les Presses universitaires de Liège.
«Georges Simenon a connu, à plusieurs reprises, l’épreuve de la honte», explique Jean-Louis Dumortier, directeur de la publication. «Il ne s’en est pas caché, loin de là. Les écrits autobiographiques fourmillent d’anecdotes où le jeune Simenon dit avoir rougi ou ragé de honte. Père consentant à s’effacer. Mère avaleuse de couleuvres. Gêne pécuniaire… Et les biographies ne démentent pas. Pour ce qui est de l’âge adulte, le récit de soi est plus discret sur la honte. Beaucoup plus. Et les biographes ne s’aventurent guère.»
Une maison «hontée»
Le membre du comité de gestion du Centre d’études Georges Simenon de l’ULiège a choisi «Tante Jeanne», paru en 1951. «J’ai, me semble-t-il, eu la main fort heureuse. Le mot honte y est récurrent. Tous les personnages de premier plan sont honteux. Pour des raisons différentes. Et la plupart font honte à d’autres. Sauf tante Jeanne qui rompt la chaîne de la honte. Et ce faisant, échappe elle-même au sentiment qui la poignait.»
Alcoolique, honteuse d’avoir été maquerelle, d’être devenue «la grosse Jaja», l’héroïne demande asile à sa famille. «Jeanne est un débris qui vient s’échouer sur un rivage familial qu’elle n’imagine pas pollué par la honte», raconte le responsable retraité du Service de didactique du français de l’ULiège. «Et c’est sans guère songer à ce qu’elle fait qu’elle s’affaire à le rendre habitable». Pour sa belle-sœur, honteuse de n’avoir pas incarné l’épouse idéale d’un mari qui s’est pendu, honteux d’obéir en tremblant à un père tyrannique et de n’avoir pas réussi comme son grand-père et son père. Pour sa nièce, honteuse d’être une mauvaise mère. Pour son neveu, honteux de ne pas avoir eu le courage de révéler à son père que sa sœur se donnait au premier venu.
«Jeanne n’extirpe pas la honte, ni celle d’autrui ni la sienne», conclut Jean-Louis Dumortier. «Mais elle l’empêche d’empoisonner la vie de chacun en mettant chacun à la tâche, comme elle s’y est mise elle-même.»
Honteux sous le regard de l’autre
Marcel Viau, Sylvie l’entraîneuse qui l’a suivi jusqu’à l’hôtel et l’alcool sont les trois protagonistes d’«Au bout du rouleau», édité en 1947. «L’épreuve de la honte, Viau l’élude par la colère et par l’insulte», relève Christian Neys, psychiatre et psychanalyste. «C’est sous le regard de l’autre que l’on se sent honteux. Et pour échapper à ce regard, il faut rabaisser l’autre, voire l’éliminer.»
Le psychanalyste français Jacques Lacan a inventé le mot «hontologie» qui unit l’être et la honte. «La honte, dans l’existence, n’est pas une pathologie. Pour Lacan, chez le sujet, la honte se justifie de ne pas en mourir et de continuer à vivre.»
Il faut lire un tiers du roman de Simenon pour voir apparaître le mot honte. Lorsque Viau se souvient d’avoir failli épouser la fille d’un patron-viticulteur. «Ce n’est pas de sa séduction intéressée que le protagoniste a honte», note Christian Neys. «Ce n’est pas non plus de l’échec de sa tentative et de son renvoi. C’est d’avoir envisagé une existence banale.»
Pour Viau, la honte, c’est faire comme les autres. Obéir. Vivre courbé devant un supérieur. Se retrouver comme un objet dépareillé. Manipulé par les autres. La femme en particulier. Qu’elle soit épouse ou mère.
Le roman se nourrit du vécu de Simenon
«Comment ne pas faire ici l’hypothèse que le roman se nourrit du vécu de l’écrivain», pense le psychiatre. «De son attachement à un père qui ployait l’échine devant son épouse, cédait son fauteuil aux étudiants qu’elle logeait dans la maison familiale, se résignait à un statut de petit employé docile? Aux yeux de Georges Simenon enfant, son père n’est-il pas apparu quelquefois comme un objet dépareillé? Et l’enfant n’a-t-il pas eu honte d’être le fils de ce père consentant à la domination? »
À la fin du roman, Viau se suicide pour mettre fin à l’épreuve de la honte. «Il méritera sa mort de s’être identifié comme un sujet honteux et plus comme un objet dépareillé. Est-ce que, pour Simenon lui-même, seule la mort permettrait d’en finir avec la honte? Je n’en suis pas sûr, car ce que je sais des dernières années de son existence ne me porte pas à penser qu’il ait été accablé par ce sentiment-là.»
«J’y vois dans cette fin de vie, du déni et de la jouissance. Si épreuve de la honte il y a eu, elle a été médiatisée par la fiction. Et surmontée dans l’écriture. Quand la créativité a tari, Simenon s’est arrangé de la honte jusqu’à se dire heureux dans sa petite poussette, lorsque ses jambes ont refusé de le porter.»