Série : SLEEP (2/5)
Si le sommeil nous concerne tous, nous ne dormons pas tous de la même façon. Durée, heures de coucher et de lever, qualité… comparer son sommeil à celui de son voisin est souvent vain, tant celui-ci est influencé par la biologie, la génétique et l’environnement de chacun. Les habitudes de sommeil évoluant avec l’âge, c’est d’autant plus vrai si ce voisin a 20 ans de plus ou de moins. Une réalité qui devrait d’ailleurs être mieux prise en compte par la société.
Selon des études belges, la tendance naturelle des adolescents à veiller tard se heurte aux horaires scolaires matinaux, les amenant à accumuler une dette de sommeil au cours de la semaine. À l’opposé, les seniors dorment moins et moins bien, faisant de la sieste une alliée du quotidien, alors même qu’elle pourrait influencer leur déclin cognitif.

Un corps rythmé par deux pépins
Au cœur du cerveau, une horloge dicte le tempo du quotidien. Deux noyaux suprachiasmatiques (NSC), nichés dans l’hypothalamus, sont les maîtres d’œuvre de ce « tic-tac » interne. Ces minuscules structures, plus petites qu’un pépin de raisin, se composent de quelques dizaines de milliers de neurones, contrôlés par l’expression cyclique de gènes dits « horloges ». Découverts dans les années 1980, leur fonctionnement a été clarifié par des chercheurs américains, dont les travaux ont été récompensés par le prix Nobel de médecine en 2017.
Cette horloge génère le rythme de presque toutes nos fonctions biologiques sur un cycle d’environ 24 heures. C’est ce qu’on appelle le rythme « circadien », du latin circa (presque) et diem (jour). Autonome, ce rythme peut persister sans repères externes. Cependant, par l’alternance du jour et de la nuit sur Terre, il est chaque jour ajusté.
La lumière est le principal agent de synchronisation des NSC. Elle les atteint via une voie nerveuse reliant directement l’œil et l’hypothalamus. De là, les NSC adaptent le rythme du corps à l’environnement. La production d’urine, par exemple, est privilégiée en journée pour ne pas empiéter sur nos précieuses heures de sommeil.

Plutôt chouette ou alouette ?
En la matière, les NSC jouent un rôle crucial dans le cycle veille-sommeil. Ils régulent, entre autres, la sécrétion de la mélatonine, une hormone libérée quand le jour cède la place à l’obscurité, avec un pic entre 2h et 4h du matin. Contrairement à une idée répandue, la mélatonine n’induit pas directement le sommeil, car, même chez les animaux nocturnes, elle est produite durant la nuit. Elle signale, en réalité, à l’organisme que le soir est tombé. Chez l’humain, espèce diurne, ce signal favorise l’endormissement en préparant l’organisme au sommeil.
Précisions toutefois que les heures de coucher et de lever de chacun peuvent naturellement différer en fonction du « chronotype ». Il se répartit sur un continuum, du chronotype extrême du matin au chronotype extrême du soir. Entre les deux, on trouve des profils modérés et un profil neutre. Ce dernier concernerait plus de la moitié de la population. Pour connaître son chronotype, une méthode connue est le questionnaire conçu par Horne et Östberg en 1976.
Ces disparités entre individus résultent d’une interaction complexe de facteurs biologiques, génétiques et environnementaux. « Chez les sujets du matin, la sécrétion de mélatonine est avancée dans la journée, tandis que pour les noctambules, elle est retardée. L’horaire de coucher va donc différer. Certains gènes horloges seraient aussi impliqués. Mais cela n’explique pas à 100% ces variations individuelles. Il y a aussi le mode de vie, l’exposition à la lumière, l’éducation… », explique Christina Schmidt, chercheuse qualifiée FNRS et responsable de l’unité de recherche Chronobiologie et Cognition au GIGA-CRC Human Imaging de l’ULiège.

Un rythme et des besoins plus ou moins modulables
Notons que les chronotypes reflètent des préférences. La plupart des gens sont ainsi capables de s’adapter aux cadences imposées par le quotidien, même si se plier à un horaire contraire à son rythme naturel peut demander un effort et causer de la fatigue. Cela dit, certains y parviennent mieux que d’autres. « Le degré d’ajustement dépendra de la force de l’ancrage biologique du chronotype », fait savoir Dre Schmidt. « Il faut aussi tenir compte d’où on se situe dans le continuum : les chronotypes extrêmes auront plus de mal à s’ajuster. »
Par ailleurs, la flexibilité des uns et des autres dépend d’un autre paramètre : le besoin de sommeil. Il est régi par la pression homéostatique du sommeil, qui augmente avec la durée d’éveil, influençant ainsi le nombre d’heures nécessaires pour recharger les batteries. En moyenne, un individu a besoin de 7 à 9h de sommeil, bien que cela puisse aussi varier selon la biologie et la génétique, mais aussi l’âge. Reste que dans une population adulte, les courts dormeurs (moins de 6h) ou grands dormeurs (plus de 10h) sont plutôt des exceptions.
« La littérature a montré que quand on laisse des participants dormir librement, ils dormaient plus longtemps qu’ils n’estimaient en avoir besoin. Ceux qui se définissent comme de “courts dormeurs” résistent simplement mieux à la privation de sommeil. Le problème est qu’on ne se permet plus de dormir 8h. Nous sommes ainsi nombreux à vivre en état de privation chronique de sommeil. »

École et sommeil : un conflit de rythmes
Cette tendance à ignorer ses besoins est particulièrement problématique chez les adolescents, dont le rythme et les exigences en sommeil se démarquent de ceux des adultes. Ils présentent souvent un chronotype plus tardif, avec une sécrétion de mélatonine légèrement retardée. En parallèle, la pression homéostatique s’accumule moins rapidement. C’est pourquoi les jeunes ont tendance à se coucher plus tard. Pour autant, leurs besoins en sommeil restent élevés, avec une moyenne de 10h jusqu’à 13 ans, et de 9h entre 14 et 17 ans.
Or, la dernière enquête du Service d’Information, Promotion, Education Santé de l’ULB menée auprès de 13 000 élèves wallons et bruxellois (de la 5e primaire à la 6e secondaire) rapporte que 38 % dorment insuffisamment. En outre, 67 % déclarent se sentir fatigués au réveil au moins une fois par semaine, dont 46 % quatre fois ou plus par semaine. Des chiffres qui ont augmenté ces 10 dernières années.
Récemment, une étude a montré que les confinements liés au COVID-19 ont entraîné des changements dans les habitudes de sommeil des Belges, et surtout des jeunes. Ceux-ci ont retardé leurs heures de coucher et de lever et ont été le seul groupe d’âge à avoir dormi davantage durant cette période. « Les adolescents sont plus souvent “du soir”, l’absence d’école en présentiel leur a permis de se réveiller plus tard et donc de mieux dormir, car ils ont pu suivre leur rythme naturel », explique Aurore Roland, doctorante à la VUB et première autrice de la publication.

Une heure de sommeil de plus change la donne
Dans son livre « Le sommeil, c’est bon pour le cerveau » (2023) , le Pr Steven Laureys, neurologue et directeur de recherches FNRS à l’ULiège, partage l’idée que le système scolaire n’est pas calqué sur le biorythme des élèves : « La sonnerie qui annonce le début des cours à 8h30 retentit beaucoup trop tôt pour les jeunes. Il vaudrait mieux faire débuter les cours à 9h30, voire à 10h. »
Une hypothèse éprouvée dans une étude présentée à la conférence « Sommeil, apprentissages et école » au Congrès du Sommeil 2024. Dans un internat français, 2 groupes ont été testés pendant plusieurs mois : l’un avec un début de cours maintenu à 8h, l’autre reporté à 9h. Résultat ? Le groupe de 9h dormait en moyenne 20 minutes de plus, et aucune hausse de la somnolence n’a été observée durant la période mesurée, au contraire du groupe contrôle.
Quand on sait qu’un manque de sommeil affecte négativement les capacités cognitives, « commencer une heure plus tard contribuerait significativement à une augmentation de leur concentration et pourrait faire la différence entre un bon et un mauvais bulletin », note le Pr Laureys.
La sieste, à consommer avec modération
Si les ados tendent à devenir des oiseaux de nuit, c’est plutôt l’inverse qui se constate au 3e âge : « En vieillissant, on devient souvent plus matinal, car la mélatonine est secrétée plus tôt. On ignore encore pourquoi. En parallèle, passés 65 ans, les besoins diminuent aussi tendanciellement », précise Christina Schmidt.
Le souci ? La qualité du sommeil décline, elle aussi. En raison du vieillissement naturel du cerveau, l’horloge interne se fragilise et devient plus sensible aux interférences. Dès lors, la sécrétion de mélatonine diminue, le sommeil devient plus léger et moins réparateur. « S’il y a des plaintes, il est conseillé de s’exposer un maximum à la lumière du jour dès le matin, en vue de retarder la sécrétion de mélatonine, mais aussi d’éviter les longues siestes ». La chercheuse en sait quelque chose, la sieste étant au cœur de ses travaux depuis des années.
Avec le projet européen COGNAP (2018-2023), elle a notamment analysé l’impact de la sieste chronique – plus de 20 minutes, plus de 3 fois par semaine et depuis plus d’un an – sur le système veille-sommeil et sur le vieillissement cognitif des seniors. « On a pu confirmer que les « siesteurs » diffèrent des « non-siesteurs » dans le système de régulation circadienne du sommeil, et attesté le lien entre la fréquence de siestes et un déclin plus important de la mémoire épisodique », soit la mémoire stockant nos souvenirs.
« On a aussi observé que cette régulation circadienne est liée à l’intégrité structurelle du cerveau, signifiant qu’une horloge préservée est associée à un cerveau qui reste “plus jeune” ». La chercheuse examine désormais la possibilité de réajuster cette horloge en modifiant la fréquence et la durée des siestes, et si cela peut réduire le déclin de la mémoire épisodique.
Etudier notre horloge biologique, c’est aussi comprendre nos limites. Si elle peut s’adapter aux contraintes du quotidien, elle n’est pas infiniment flexible : en la dérégulant trop, on risque de perturber totalement son fonctionnement.
Cette enquête dénommée SLEEP (SommeiL, Eclairage, Enjeux et Perspectives) a bénéficié du soutien du Fonds pour le journalisme en Fédération Wallonie-Bruxelles.