«Les partis socialistes paraissent aujourd’hui atteindre dans plusieurs pays un point de bascule qui rappelle celui des partis communistes», constate le sociologue Mateo Alaluf dans «Le socialisme malade de la social-démocratie» aux éditions Syllepse. «Au terme d’un siècle et demi d’existence qui a façonné l’Europe et marqué le monde, faudra-t-il que la social-démocratie disparaisse pour préserver le socialisme?»
L’ancien directeur de l’Institut de sociologie du travail de l’ULB pointe l’horizon politique ouvert aux États-Unis par le «Green New Deal» du sénateur Bernie Sanders et de la membre du Congrès Alexandria Ocasio-Cortez. Le candidat-président s’est présenté comme «socialiste démocrate». Privilégiant l’accès à la santé pour tous. Les droits des travailleurs face au capitalisme. Pour des raisons pratiques, le professeur émérite de l’ULB limite son analyse à l’Europe de l’Ouest.
Puissance et déclin
Mateo Alaluf désigne par social-démocratie la forme prise par les partis socialistes dans leur interaction avec le mouvement syndical en Europe occidentale. Pour le docteur en sciences sociales, rien n’indique qu’un déclin socialiste soit irrémédiable. «À défaut des partis sociaux-démocrates, qui défendra et élargira les droits sociaux, le droit du travail, les services publics, la santé, l’éducation?»
En 1995, l’élargissement de l’Union européenne à 15 États augmente le poids de la social-démocratie. «Les socialistes avaient, entre 1999 et 2003, la capacité de faire prévaloir des mesures visant à harmoniser par le haut les critères sociaux et environnementaux et à insuffler des politiques favorables aux travailleurs à l’échelle européenne», rappelle le chercheur du centre Metices de l’Institut de sociologie. «Il n’en fut pourtant rien.»
«L’Europe n’a pas eu besoin de convertir les sociaux-démocrates au néolibéralisme. L’acceptation par les socialistes de la concurrence libre et non faussée a même freiné la construction d’une Europe sociale. L’élargissement de l’UE aux pays de l’Europe centrale et orientale en 2004 et 2007 confortera la dynamique libérale du processus européen.»
La fracture entre anciens et nouveaux États membres paralyse les sociaux-démocrates. Comme la position d’autres partis frères. Les sociaux-démocrates danois se rallient à des positions xénophobes.
En 2019, recul de la social-démocratie au Parlement européen. Tout en restant le deuxième groupe derrière un Parti populaire européen (PPE) en régression. Ensemble, socialistes et conservateurs ne sont plus majoritaires. Ils s’adjoignent l’appui des libéraux.
Compétitivité et flexibilité
«L’échec des sociaux-démocrates au plan européen a été le reflet de leur inscription dans des logiques nationales plutôt que partisanes», juge le sociologue. «Malgré des mouvements sociaux qui se manifestent partout, la conscience politique reste quasi exclusivement construite au niveau des nations.»
«À force de s’adapter, la social-démocratie ne se distingue plus de manière significative des autres formations politiques et ne peut plus prétendre au statut d’alternative politique. Elle s’est, en quelque sorte, vidée de son propre programme et semble avoir rompu tout lien avec son projet initial. En se convertissant au néolibéralisme, la social-démocratie a décidé, comme l’exigeait la droite, d’accepter la primauté de l’économie sur la politique. En conséquence, ses revendications matérielles ont été subordonnées au marché: les salaires et la fiscalité conditionnés par la compétitivité, les emplois par le soutien aux entreprises et les conditions de travail par la flexibilité.»
En se déportant du terrain socio-économique vers celui de l’immigration, de la famille, de la laïcité, les socialistes se divisent alors que la droite national-populiste se soude.
Austérité et « croissancisme »
«La crise du coronavirus qui ravage la planète a révélé l’étendue des dommages causés par les politiques d’austérité qui, en sacrifiant les services publics à l’austérité budgétaire, ont désarmé le système sanitaire face à la pandémie», souligne Mateo Alaluf. «Agir politiquement sur les causes du dérèglement climatique est un objectif prioritaire qui nécessite la rupture avec le « croissancisme » du passé.»
Dans le monde d’après covid? «L’extrême droite national-populiste est prête à occuper partout l’espace laissé vacant par la social-démocratie défaillante. La social-démocratie ne peut pas assumer à elle seule la diversité de l’expression des classes populaires. Le socialisme doit retrouver sa capacité subversive pour sauvegarder l’environnement, abolir l’exploitation du travail et l’aliénation marchande. Ce legs du mouvement ouvrier doit pouvoir s’incarner dans toutes les sensibilités de la gauche. Sociale-démocrate, socialiste radicale et écologiste. C’est une hypothèse pour une gauche de gauche.»