Poissons soldat (Myripristis violacea) et écureuil (Sargocentron melanospilos) © Marine Banse

Soldat et Ecureuil ne communiquent pas de la même façon

28 août 2024
par Laetitia Theunis
Temps de lecture : 6 minutes

Série : Sea, Research & Sun (1/6)

Les poissons sont loin d’être muets. Marine Banse est intarissable sur le sujet. Elle a passé 4 années à étudier l’évolution de la communication acoustique sous-marine chez les Holocentridés, une famille de poissons tropicaux. Chercheuse au sein du Laboratoire de Morphologie Fonctionnelle et Évolutive de l’Université de Liège, elle s’est intéressée aux sons qu’ils émettent et à la morphologie de leur appareil producteur de son. Cette approche multidisciplinaire, basée sur un abondant travail de terrain, a permis de mettre en évidence les profondes différences évolutives entre les sous-familles des Poissons-soldats et des Poissons-écureuils.

Récupération des dispositifs d’enregistrement vidéo utilisés dans l’étude des comportements associés à une production de sons chez les Holocentridae (Polynésie française) © Marine Banse

 

Retour d’une chasse aux Holocentridae, avec tout le matériel nécessaire à la capture (Seychelles) © Marine Banse

Des plongées en apnée à gogo

Plus elle pêcherait d’espèces différentes d’Holocentridés, plus cela serait bénéfique à sa recherche. Elle a dès lors plongé, et plongé encore, parfois avec bouteille, souvent en apnée, dans différentes mers tropicales à la recherche des espèces manquantes à son bestiaire.

Polynésie française, Seychelles, Guam, Indonésie : pas moins de 9 mois de terrain, à raison de 8 heures passées sous l’eau chaque jour, à une profondeur comprise entre 2 et 15 mètres. « En Polynésie française, j’y suis restée 3 mois et demi. N’étant pas détentrice d’un brevet de plongée scientifique, j’ai dû me contenter du snorkeling (plongée sans bouteille, NDLR). Si bien que mes compétences en apnée se sont sérieusement améliorées : je savais tenir 3 minutes et 15 secondes ! »

« Le terrain, c’était intense. J’ai perdu 8 kilos le premier mois … Au cours des différentes campagnes, je plongeais le matin, l’après-midi, en soirée et bien sûr, la nuit. Il est plus facile d’attraper les poissons la nuit, car il suffit d’attendre qu’ils sortent de leur trou avant de les pourchasser. Le jour, par contre, il faut utiliser un produit pour les endormir un peu. »

Poisson soldat Myripristis adusta © Marine Banse

Poisson écureuil Neoniphon diadema © Marine Banse

Une gigantesque banque de données

Une fois un poisson attrapé au filet à main ou à l’épervier, la chercheuse remonte en surface. De l’eau jusqu’au nombril, elle enregistre le son du captif en le tenant entre ses mains avant de le relâcher. « Cette tactique permet de standardiser l’enregistrement, et donc de pouvoir comparer les espèces les unes aux autres. Chose que ne permettraient pas des enregistrements vocaux en situation naturelle où l’influence comportementale est importante. »

Avec l’aide du Pr Eric Parmentier, directeur du laboratoire, et de mémorantes, Marine Banse est parvenue à attraper 388 poissons appartenant à 33 des 91 espèces d’Holocentridés. « Pour chaque espèce, j’ai enregistré 6 individus, à raison de 20 sons par individu pour que cela soit représentatif. En tout, j’ai analysé plus de 7500 sons. » Ce nombre démentiel d’échantillons sonores lui a permis de réaliser des comparaisons statistiques de différents paramètres acoustiques : le nombre de pulses par son, sa durée, sa période, sa fréquence dominante.

« En les comparant entre espèces, ces paramètres permettent de dégager une tendance : le groupe de la sous-famille des Poissons-écureuils et celui de la sous-famille des Poissons-soldats émettent des sons très différents. Cela se remarque clairement via les représentations 3D de la variation acoustique.»

Enregistrement des sons produits par un poisson écureuil (Philippines) © Marine Banse

Ecoutez le son émis par un poisson écureuil Neoniphon diadema:

 

Ecoutez le son émis par un poisson soldat Myripristis adusta:

 

Retour d’une chasse aux Holocentridae (Guam) © Marine Banse

Extraction de l’ADN contenu dans les petits morceaux de tissus prélevés sur les spécimens sur le terrain (Institut Royal des Sciences Naturelles de Belgique, Bruxelles) © Marine Banse

Différences morphologiques

Cette observation a été renforcée par les analyses morphologiques. Lors des captures, si la majorité des poissons ont été relâchés, deux ou trois individus par espèce ont été sacrifiés.

Au départ des scans des poissons, leur morphologie osseuse a été reconstruite en 3D. A cela, se sont ajoutées des dissections. Elles ont apporté de précieuses informations sur le lieu et la façon dont les muscles se placent pour produire du son.  « Yves Corbisier de Harbonnier de Cobreville, technicien en multimédia, a alors reconstruit les muscles sur mes structures osseuses en 3D. » De quoi visualiser clairement l’appareil producteur de son.

Chez les Holocentridés, il consiste en une vessie natatoire (sac rempli du gaz dans la partie supérieure de l’abdomen impliqué dans la flottaison) entourée de muscles. Lorsque ces derniers se contractent, le squelette et la vessie vibrent en produisant un son.

 

« Si les deux sous-familles émettent des sons différents, leur différence se marque également au niveau morphologique. L’une a une vessie très simple, tubulaire, tandis que l’autre a une vessie qui s’invagine à l’avant et enserre les bulles auditives, comme un casque sur des oreilles. De quoi octroyer à cette dernière une bien meilleure audition en termes de sensibilité et de gamme de fréquences. »

Ces deux branches évolutives ont été confirmées par des analyses génétiques réalisées sur de petits bouts de nageoires. « Le séquençage de certains gènes révèle des mutations apparues au cours de l’évolution. » Marine Banse a ensuite intégré ces données morphologiques et acoustiques aux données génétiques, de sorte à établir un scénario sur l’histoire évolutive du groupe. Elle a défendu sa thèse le 5 juillet 2024.

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