Mammifères, oiseaux, insectes, poissons, plantes, champignons… Séquencer le génome des quelque 200.000 espèces de la biodiversité européenne (dont 20% sont en voie d’extinction): voilà l’ambition du projet ERGA (European Reference Genome Atlas). Le focus est mis sur les eucaryotes, des organismes dont les cellules renferment un noyau. Leur génome de référence livrera un aperçu complet des informations génétiques caractérisant chaque espèce. De quoi mieux comprendre la vie sous toutes ses formes et disposer de connaissances pour orienter les politiques gouvernementales afin de mieux la préserver.
Le projet pilote, étalé sur 3 années, vient de se clôturer avec succès. Les protocoles, les réseaux de partages d’informations, ont é té mis en place. Il a rassemblé des chercheurs émanant de 33 pays de l’Europe géographique. Cette collaboration a accouché du génome de référence de haute qualité de 98 espèces locales.
Décentraliser pour plus d’équitabilité
Cet effort continental ouvre la voie à un nouveau modèle de génomique de la biodiversité, qui se veut inclusif et équitable. « Le projet s’inscrit dans une volonté de décoloniser les savoirs. Mais aussi d’arrêter l’hégémonie occidentale. En effet, une pratique courante est d’échantillonner les espèces de par le globe pour ensuite récolter la reconnaissance pour le séquençage de leur génome, en ne citant aucun chercheur local dans les publications qui en découlent. Au sein de la communauté scientifique des pays dits aux faibles ressources économiques, l’aspiration pour atteindre i un niveau de compétences génomiques similaire à celui d’Europe occidentale est forte », explique Dre Alice Mouton, co-coordinatrice du projet pilote d’ERGA, la branche européenne du Earth Biogenome Project visant, à terme, le séquençage de tous les eucaryotes de la planète.
« Bien sûr, cet équilibrage prendra du temps. Notamment, parce que le développement technologique n’est pas identique sur toute la planète. Au sein même de l’Europe, il y a de fortes différences entre l’Ouest et l’Est, souvent dépendantes des pouvoirs politiques nationaux. En décentralisant la recherche, on devrait tendre à moins d’injustices sociales et économiques. »
Concrètement, chaque pays participant au projet pilote s’est vu proposer le choix d’une espèce animale, végétale, fongique ou protistique hébergée sur son territoire, facilement échantillonnable (donc pas une espèce en voie d’extinction) et dotée d’un génome court. Des réseaux d’entraide paneuropéens ont été créés afin de former les chercheurs les moins outillés au séquençage, à l’assemblage des génomes, à la bio-informatique. Et ce, afin de les rendre davantage autonomes.
Des centres nationaux ou universitaires
Certains pays disposaient de ressources financières pour réaliser le séquençage complet de plusieurs espèces. C’est le cas de la France, riche du génoscope, le centre national de séquençage, qui s’est attelée à décoder et à assembler le génome du vison d’Europe Mustela lutreola, du marmottier Prunus brigantina, de l’algue Phaeosaccion multiseriatum, du lieu jaune Pollachius pollachius, de la méduse fougère Aglaophenia octodonta et de deux amphipodes, Niphargus schellenbergi et Niphargus dancaui.
Une vingtaine de centres de séquençage nationaux ou universitaires ont répondu positivement à l’initiative ERGA. Citons les plateformes génomiques de l’université de Liège et de la VIB à Anvers. Mais aussi le Sanger Institute, en Angleterre, financé par le projet Darwin Tree of Life. Ce dernier dispose de financements pour séquencer les 70.000 espèces d’eucaryotes connues présentes en Grande-Bretagne et en Irlande. Une large part d’entre elles se retrouvant en Europe continentale, il était logique que ce projet intègre ERGA.
Dépendant de la complexité du génome et de sa longueur, il faut aujourd’hui compter entre 5.000 et 20.000 euros pour séquencer une espèce. Voire davantage lorsque le séquençage ne se passe pas comme prévu. Des soucis ont, par exemple, été causés par des pigments portés par des insectes, nécessitant de la recherche pour l’améliorer.
Durant la phase pilote, certains pays d’Europe centrale et de l’Est n’avaient pas les moyens de financer l’entièreté du séquençage de l’espèce qu’ils avaient choisie. Un appel a alors été lancé auprès d’une dizaine de sociétés commerciales, lesquelles ont offert les coûteux réactifs permettant de séquencer 24 espèces. « Ces produits ont été envoyés à l’un des deux hubs d’entraide créés à Barcelone et à Anvers, où des doctorants ont préparé les échantillons en échange de leur nom dans la future publication », explique Dre Mouton, ex-chargée de recherches en génomique au FNRS.
Un puzzle de millions de pièces
Le séquençage génomique consiste à fragmenter l’ensemble du matériel génétique d’un organisme de façon aléatoire afin d’obtenir des morceaux plus courts et donc plus maniables. Ces fragments, composés d’une succession des 4 bases (Adénine, Thymine, Guanine, Cytosine), sont ensuite « lus » grâce à une puce informatique de quelques centimètres carrés pilotée par un automate. La bio-informatique permet d’assembler cette masse gigantesque d’informations pour reconstituer le génome d’un individu.
Si certains chercheurs et chercheuses n’assemblent pas ces millions de morceaux et les gardent en vrac, la spécificité d’ERGA, et globalement du Earth Biogenome Project auquel il se rattache, est, au contraire, de représenter le génome au niveau chromosomique. Autrement dit, une espèce caractérisée par 30 chromosomes aura un génome de référence présenté en les 30 morceaux correspondants. Cela facilitera grandement la description des espèces, l’évaluation de leur diversité génétique, les comparaisons de leurs processus d’adaptation et d’évolution.
« Obtenir un génome de référence, c’est comme assembler un puzzle de millions de pièces. Les spécialistes en assemblage du génome sont aidés par des algorithmes nécessitant une très grande puissance de calcul, et donc très énergivores. Ils combinent tous les morceaux détaillés par le séquenceur afin de construire la séquence génomique complète au niveau des chromosomes. Des techniques permettent d’avoir une vision 3D structurelle du génome qui aide à remplir tous les trous pour réaliser le puzzle. » Les génomes sont ensuite évalués par le comité SAC, dédié au séquençage et à l’assemblage, au sein d’ERGA.
Et ensuite, les pangénomes
En général, un seul spécimen suffit pour la réalisation du génome de référence de l’espèce à laquelle il appartient. Toutefois, cela dépend de sa taille. « Concernant les oiseaux, un échantillon de sang convient. Chez les insectes, on prend un individu entier, qui est donc sacrifié. Chez les espèces de plus petite taille pour lesquelles la quantité de matière est faible, 2 ou 3 individus sont nécessaires. Et dans le cas d’organismes microscopiques, il faut une colonie », détaille Dre Mouton.
Qu’en est-il du cas d’une même espèce aux populations géographiquement éloignées ? Prenons deux populations de moineaux domestiques, des oiseaux sédentaires par excellence. L’une vit en Belgique, l’autre dans le sud de l’Espagne. Géographiquement séparées depuis longtemps, elles montrent certainement des différences génétiques. « Au niveau du génome complet, on estime que la variabilité interpopulation n’est pas si grande. Toutefois, on pourrait envisager de faire les génomes de référence des populations géographiques des espèces : cela permettrait de créer des pangénomes, lesquels sont des sur-ensembles de tous les gènes de toutes les souches d’une espèce. Mais avant tout, il faut avoir séquencé une première fois les quelque 200.000 espèces européennes. »
Mettre des garde-fous pour éviter les dérives
Dépendant des moyens financiers et technologiques à disposition, ce projet titanesque pourrait être accompli d’ici une vingtaine d’années.
Les génomes produits devraient être accessibles en libre accès, mais pas sans conditions. De nombreuses discussions sont en cours, notamment à la COP16 sur la biodiversité qui se tient jusqu’au 1er novembre 2024 à Cali (Colombie), sur les usages qui pourraient être faits de ces ressources génétiques. Certains pays refusent qu’elles soient utilisées par tout un chacun. D’autres veulent un contrôle sur les raisons de leurs utilisations et la façon de le faire. Et ce, notamment pour éviter les dérives commerciales et le dépôt de brevets sur le vivant de la part, entre autres, de compagnies pharmaceutiques.