Les Presses de l’Université Saint-Louis publient «Cartographier – Regards croisés sur des pratiques littéraires et philosophiques contemporaines». Ce livre reprend les contributions présentées lors d’un colloque du même nom en 2016. Et d’autres issues d’un séminaire de recherche mensuel de 2015 à 2016. Le thème était proposé par le «Centre Prospéro. Langage, image et connaissance» fondé par Laurent Van Eynde, professeur à l’UCLouvain Saint-Louis – Bruxelles.
La carte intrigue et attire
«À travers les différents chapitres qui composent ce volume, il s’agit d’interroger, de manière interdisciplinaire, les significations de l’acte de cartographier à l’époque contemporaine, en regard du passé», précise la Pre Isabelle Ost qui dirige la publication. «La philosophie et la littérature étant les deux disciplines privilégiées.»
Une carte de géographie suscite des interrogations… «C’est que toute son énigme tient dans la relation de trompe-l’œil qu’elle entretient avec son référent spatial», explique la doyenne de la Faculté de philosophie, lettres et sciences humaines à l’UCLouvain Saint-Louis – Bruxelles. «Une carte nous intrigue et nous attire parce que, d’une certaine façon, elle nous donne toujours l’illusion qu’elle nous permet de posséder l’espace dans sa globalité. De le percevoir dans son ensemble. Et même, de pouvoir le parcourir entièrement. Fût-ce de façon virtuelle. Image trompeuse, une carte ne sera pourtant jamais que représentation. Et non le territoire dont elle prétend nous servir la réalité.»
L’homo cosmographus écoute le monde
Pour Quentin Landenne, chercheur au Centre Prospéro et au Centre de théorie politique de l’Université Libre de Bruxelles (ULB), le philosophe, savant et théologien, Nicolas de Cues est une référence incontournable. Un témoin privilégié des inventions artistiques, scientifiques et techniques qui ont marqué le XVe siècle.
«Nicolas de Cues s’est probablement intéressé de très près aux travaux des artistes et théoriciens flamands et italiens de la perspective en peinture. Il s’est penché de plus près encore sur les nouvelles techniques cartographiques impulsées par la traduction latine des manuscrits de Ptolémée. Et il aurait lui-même sinon directement composé, du moins commandé et coordonné, la composition de la première carte moderne de l’Europe centrale, connue sous le nom de Carte Cusanus.»
Dans son traité «Compendium» de 1464, l’homo cosmographus expose la spécificité de l’homme, producteur de signes. «Le texte nous invite à concevoir l’homme comme un géographe demeurant dans une ville qui possède 5 portes, symbolisant les 5 sens, par lesquelles entrent les messages du monde entier.»
L’homo cosmographus relate ces informations afin d’avoir une description écrite du monde sensible. Puis, il dessine une carte pour faire un retour sur soi. Et sur le créateur du monde.
Une carte sensible à l’humain
En 2010, Élise Olmedo, doctorante en géographie à l’Université Paris-1 Sorbonne, réalise une carte textile pour refléter son enquête de terrain au Maroc.
«Son objectif initial était d’étudier comment certains lieux font l’objet d’un attachement ou au contraire font figure de repoussoirs pour les femmes d’un quartier de Marrakech», explique Jeanne-Marie Roux, chercheuse en postdoctorat au Centre Prospéro.
La représentation de l’espace vécu par des tissus familiers parle aux habitantes analphabètes du quartier défavorisé. Naïma, l’une d’entre elles, est femme de ménage. Elle cuisine pour de riches Marocains. Sert à table lors de leurs mariages.
La carte textile matérialise le vécu de la jeune femme. Un ruban jaune concrétise ses déplacements irréguliers. Des tissus de luxe, utilisés pour les mariages, symbolisent ses lieux de travail. Des boutons brodés reflètent leur variété. Un tissu plus simple caractérise son espace familial. Des emboîtements évoquent sa complexité et la pièce, de quelque 9 mètres carrés, où Naïma vit avec ses 4 enfants. Un fragment de tissu traversé de lignes de couture, comme des cicatrices, représente les moments qu’elle considère comme douloureux.
«La carte sensible constitue une avancée qui peut paraître paradoxale», dit la chercheuse bénéficiaire d’une bourse «Marie Curie Cofund» de la Commission européenne. «Elle participe au développement du concept d’espace vécu, qui fut initié dans les années 1970 par le géographe Armand Frémont. Cette perspective suppose qu’il est possible de conceptualiser tout un ensemble de phénomènes relatifs à l’espace en tant qu’il est vécu. Et donc en tant qu’il est sensible.»