Sans permis de bâtir

29 janvier 2018
par Céline Husson
Temps de lecture : 7 minutes

Les relations Hommes et animaux sont particulières et déterminantes, c’est ce que met en évidence le cycle de conférences (Umons) « Ces animaux et nous ».

Lucienne Strivay, anthropologue à l’Université de Liège, passionnée par la nature et par les liens hommes et animaux, a fait dans « Sans permis de bâtir : les castors, leurs œuvres et nos questions » le portrait de cet animal doté d’une intelligence encore peu reconnue.

Une histoire longue de plusieurs siècles

Une queue remplie d’« écailles ». Platearius, Livre des simples médecines, ca 1480

Il est déjà présent dans la Haute Antiquité, et suit l’Homme au travers de sa propre histoire.

Au Moyen-Âge, on le considère mi-animal terrestre… mi-poisson. Ce double statut dans l’ordre du vivant permet aux Hommes de le consommer pendant le carême.

Les Européens, fraîchement débarqués sur le continent américain, chassent le castor pour son épaisse fourrure. On en fait des manteaux et des chapeaux.

D’un modèle moral…

Longtemps, dans l’histoire des idées, le monde des bêtes et celui de l’Homme sont séparés. Pourtant, l’Homme cherchera souvent à légitimer ses constructions sociales et sa moralité par le miroir du monde animal.

Le castor ne vit-il pas en famille et n’est-il pas monogame ? Il est également dur travailleur et fervent bâtisseur. La découverte de la figure du castor bâtisseur intervient tardivement, lorsque l’Homme commence à parcourir les grands espaces du Nouveau Monde.

À un modèle politique

Si les actes de l’animal sont bons, il en va tout autant de ses comportements sociétaux.

Beaver Map, insert du The World Described de Hermann Moll

Pour soutenir son propos, Lucienne Strivay expose à l’écran une petite vignette, tirée d’une ancienne carte des Amériques.

On y rencontre une foule de castors au travail. Certains sont en position bipède, portant du bois sur l’épaule.

« Cette représentation du castor n’est pas tellement fantaisiste, malgré ce que l’on pourrait croire. Le castor porte beaucoup de choses dans ses pattes avant, y compris ses petits », analyse la conférencière.

Ce qui l’est bien plus, c’est le nombre d’individus impliqués dans un même chantier. Car ici, l’artiste a voulu utiliser la force de travail du castor pour légitimer sa vision politique, celle de la république.

« Une fois de plus, on essaye de légitimer un aspect social humain par le pendant naturel », explique-t-elle.

La première reconnaissance

Georges Louis Leclerc comte de Buffon (1707-1788) est l’auteur d’une Histoire naturelle (1749-1804) saluée par ses contemporains. La vision qu’il y développe des deux mondes – animal et humain – oppose deux primitivismes à contre-courant.

« Pour Buffon, les animaux, partis d’un point abouti, ont perdu leur valeur, dispersés par les Hommes », explique L. Strivay. « C’est une vision intéressante, car il met l’Homme en cause. »

Buffon estime par ailleurs qu’une société ne peut fonctionner que si elle est composée d’une seule et même espèce. Pour Lucienne Strivay, il existe au contraire une réelle collaboration entre les espèces.

« On constate aujourd’hui que le castor, en s’installant quelque part, amène avec lui le rat musqué ; en cas de danger, le rat musqué est le premier à alerter le castor ».

L’anthropologie s’en mêle

Lewis H. Morgan (1818-1888) est un anthropologue américain. Il est notamment connu pour avoir mis en place une étude du système de la parenté. Il fonda sa réflexion sur l’expérience, en vivant au sein d’une tribu iroquoise.

The American beaver and his works, Planche XIX, (BHL10623004)

En 1868, il publie un ouvrage consacré au castor : The American Beaver and His Works. Celui-ci est souvent considéré comme le point de départ de l’éthologie américaine.

Morgan rejette le terme d’instinct, mot qu’il identifie comme de l’incompréhension de la part de ceux qui l’utilisent.

Les castors construisent là où le tirant d’eau n’est pas suffisant pour qu’ils puissent trouver suffisamment de végétation : joncs, racines aquatiques, bulbes et écorces, branches, et feuilles en hiver. Si ces ressources sont trop éloignées, le castor construit alors un canal.

Ces installations, et l’ingénierie qui en est à la base, sont pour le moins impressionnants. « Parfois, les castors creusent des canaux sur des dizaines de mètres pour atteindre le bois dur qu’ils veulent amener au barrage. Mais pour cela, il faut anticiper la trajectoire, les difficultés que l’on va rencontrer, comme de la roche. Il faut trancher des racines, vider la boue. Et il faut les entretenir, ces canaux ! », explique Lucienne Strivay.

Cette précision et cette méticulosité étaient inimaginables et très impressionnantes pour Morgan.

Il va plus loin en appelant à reconnaître aux « muets » (les animaux) une « intelligence libre », qui n’est rien moins que l’équivalent que l’esprit humain.

Morgan affirme ainsi la fin de la discontinuité entre le reste du vivant et nous.

Grey Owl et la cohabitation

Si les anthropologues, philosophes et scientifiques ont œuvré à la prime réhabilitation du castor, c’est à Archibald S. Belaney que l’on doit le plus. Mieux connu sous son nom indien, « Grey Owl », ou Wa-sha-quon-asin en langue Ojibwé. Il est anglais d’origine mais très vite, obsédé par les grands espaces américains, il part au Canada. Il devient trappeur, et chasse – entre autres – le castor canadien.

Mais il s’engage rapide dans la protection de la nature et des animaux à fourrure. Il va passer beaucoup de temps avec les castors, analyser leurs comportements et donne des conférences aux États-Unis, au Canada, en Angleterre pour alerter l’opinion publique de la menace qui pèse sur les castors. L’homme et le castor doivent apprendre à vivre les uns à côté des autres.

Un rôle négligé

En Belgique, le castor est totalement protégé. Importé de Bavière, il a bien prospéré.

À voir son terrain de jeu, on croirait que le castor détruit : il coupe les arbres, inonde parfois les terrains. « Pourtant, petit à petit, de nouvelles espèces réapparaissent peu à peu, des espèces utiles. C’est le cas dans les Ardennes où il y avait trop d’épicéas, appréciés par l’Homme pour sa pousse rapide. En fin de compte, il restaure les habitats », explique L. Strivay.

Vers une meilleure connaissance

En conclusion, Lucienne Strivay constate un manque global de connaissance du monde animal.

« On en sait peu sur les origines de cet art de construire. Plus qu’un instinct, comme je le disais, il y a un réel savoir : pour faire un canal, il faut dégager la boue, ôter les pierres, ronger les racines, faire les choses relativement droites. Il ne s’agit pas de réagir à une situation mais d’anticiper. »

Les Amérindiens ont appris à lire les signes de la nature et à les respecter. Les Occidentaux, au contraire, n’ont que peu – ou pas – conscience de ces choses-là.

« Il est grand temps que l’on réveille le respect pour tout ce dont les animaux sont capables, à un moment où on les voit disparaître à une vitesse de plus en plus affolante », explique-t-elle.

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