Série : Sea, Research & Sun (2/6)
Ce n’est pas tous les jours que l’on pose le pied sur l’atoll de Marlon Brando. Teti’aroa est situé à 60 km au nord de Tahiti, en Polynésie française. Pour Emma Paul Costesec, doctorante FRIA (FNRS) au sein des laboratoires de biologie marine de l’ULB et du CRIOBE, ce lieu idyllique s’est révélé être un paradis pour sa recherche. Des récifs coralliens en bonne santé d’un côté de l’île, et des colonies moins vaillantes de l’autre : une situation idéale pour effectuer des comparaisons significatives en termes d’habitats et de réseaux trophiques. Outre l’essentiel travail de terrain, la jeune chercheuse a recours à des analyses génétiques et à de la modélisation mathématique pour esquisser leur évolution.
Focus sur les réseaux trophiques
De par le monde, les récifs coralliens sont en péril. Le réchauffement des eaux de surface les fait blanchir : ils expulsent les précieuses algues symbiotiques hébergées dans leurs tissus. L’acidification des océans menace leur squelette calcaire. Les pollutions, la surexploitation des ressources, le tourisme, l’intensification des cyclones et les invasions d’Acanthasters ou Taramea en polynésien, de voraces étoiles de mer prédatrices de coraux, contribuent à leur déclin alarmant. Toutes ces menaces participent également à la diminution de la complexité des habitats. Poissons, invertébrés et autres organismes autotrophes vivant dans les coraux voient, en effet, les milieux propices à leur vie et à leur épanouissement se réduire comme une peau de chagrin.
Si la diversité des organismes et leur abondance (soit le nombre total d’individus d’une espèce donnée par unité d’espace) sont largement étudiées, l’analyse des interactions prédateurs-proies entre les espèces semble, quant à elle, mise de côté par les scientifiques. La raison? « Il est complexe de l’observer à l’échelle d’un écosystème entier. Et pourtant, c’est crucial, car c’est cela qui structure l’écosystème et contrôle les flux d’énergie. »
Avant d’aller plus loin, une définition s’impose : un réseau trophique est un ensemble d’espèces reliées entre elles au sein d’un écosystème par leurs interactions, et par lequel l’énergie et la biomasse circulent.
« Lorsqu’une espèce A mange une espèce B, de l’énergie circule et monte dans la chaîne trophique. Mais si cette dernière se brise, comment les interactions entre espèces vont-elles évoluer? Les espèces, seront-elles capables de s’adapter, par exemple, en changeant de proie ? Ou bien l’écosystème va-t-il s’effondrer ? C’est à ces questions, notamment, que ma recherche veut répondre », explique la chercheuse.
Evaluer l’évolution des habitats
Par deux fois, elle s’est envolée vers la Polynésie française pour une durée de trois mois. Ses palmes, elle les a baignées dans l’eau cristalline de Teti’aroa, mais aussi de Moorea et de Tahiti.
Lors des plongées, elle repérait des colonies coralliennes à leurs trois stades successifs : vivantes (donc colorées grâce aux algues symbiotes qu’elles hébergent dans leurs tissus), mortes (c’est-à-dire blanches, suite à l’expulsion des algues symbiotiques), et ensuite mortes et colonisées par d’autres types d’algues. Celles-ci exploitent l’absence de défense de la colonie morte et l’augmentation de sa porosité pour s’en servir comme substrat et l’envahir.
Première étape : évaluer la complexité des habitats. Pour ce faire, la chercheuse a eu recours à la photogrammétrie. « Sous l’eau, à chaque endroit d’intérêt, j’ai défini 25 quadrats, c’est-à-dire des surfaces d’un mètre sur un mètre. A l’aide d’une caméra, tenue bien à plat à environ un mètre de hauteur, il s’agissait de filmer méthodiquement en quadrillant la zone. Des logiciels ont ensuite aligné ces photos et ont reconstruit en 3D des modèles du récif corallien. C’est assez impressionnant. »
« Une fois exportés, ces modèles offrent la possibilité de mesurer notamment la rugosité, qui permet d’évaluer la complexité des habitats. Et de voir comment celle-ci évolue suivant les différents stades étudiés : colonies coralliennes vivantes, mortes et recouvertes par des algues. Y a-t-il plus de petites cavités qui permettent aux invertébrés ou aux petits poissons de se cacher de la prédation ou d’avoir un habitat? Plus de parties plates? »
Séquençage génétique des invertébrés
Si les colonies évoluent, si les habitats sont modifiés, les communautés d’invertébrés changent, elles aussi. Afin d’identifier de quelles façons, Emma Paul Costesec a échantillonné les spécimens présents sur ces colonies coralliennes étudiées par photogrammétrie.
Celles-ci mesuraient environ 20 cm de diamètre. En plongée, la chercheuse les a détachées de leur substrat à leur base et les a placées dans un sac de congélation. «On a optimisé l’échantillonnage pour limiter l’impact sur le récif.»
Au laboratoire, chaque colonie a ensuite été plongée dans un bac d’eau douce. Cette opération fait sortir les invertébrés de leur cachette. Afin de les récupérer en fonction de leur taille, l’eau douce a été filtrée dans différents tamis.
« Ensuite, à l’aide d’une machine, ils ont été broyés individuellement et de façon stérile, afin de ne pas contaminer les échantillons avec de l’ADN extérieur. En tout, j’ai obtenu un peu plus de 500 échantillons d’ADN à extraire, à diluer et à préparer pour l’envoi au séquençage. » Des librairies génétiques permettent, en effet, de déterminer les espèces prélevées. « Cette méthode est bien plus précise que l’identification sur base d’images.»
Création de gradients spatiaux et temporels
En parallèle de ces recherches de terrain, la chercheuse réalise des modélisations. En compilant de multiples travaux de recherche sur l’identification d’espèces de poissons coralliens, elle a inféré les réseaux trophiques. C’est-à-dire que connaissant les poissons prédateurs présents, elle en a déduit que leurs proies étaient présentes également. A l’aide du machine learning, elle a ainsi reconstruit les réseaux trophiques de quelque 500 sites coralliens répartis tout autour de la ceinture tropicale.
« Cela permet de voir comment ils varient à l’échelle globale, entre les différents océans tropicaux. Mais aussi de prédire les interactions entre un poisson et une proie, d’évaluer la topologie des réseaux trophiques. Certains sont caractérisés par de multiples interactions entre un grand nombre d’espèces. On dit qu’ils sont très connectés ou complexes. D’autres, au contraire, sont divisés en petits réseaux avec beaucoup d’interactions entre seulement quelques espèces, ignorant les autres présentes. Cela définit comment un réseau trophique peut être résilient et/ou résistant face à une perturbation », explique Emma Paul Costesec.
Mais ces réseaux trophiques, sont-ils stables dans le temps ? Leur topologie, leur structure, change-t-elle au cours du temps ? Les flux d’énergie, sont-ils modifiés ? Assiste-t-on à un renouvellement des espèces ? Afin de répondre à ces questions, Emma Paul Costesec s’est nourrie des séries temporelles d’autres chercheurs et a débuté la construction numérique d’un gradient temporel.
Sa thèse, débutée en 2021, mêle intimement mathématiques et biologie. Cette double casquette est issue de son parcours particulier. Au sortir des secondaires, ces deux matières, elle les aimait autant l’une que l’autre. Ne voulant renoncer à aucune des deux, elle a suivi un double baccalauréat en mathématiques et en biologie. Cette interaction qu’elle aime tant, entre les chiffres et le vivant, elle l’exploite désormais au quotidien, pour son plus grand bonheur.