Comment un matériau conducteur devient isolant et vice-versa

30 novembre 2017
par Daily Science
Durée de lecture : 5 min

Les gaines qui entourent nos fils électriques sont isolantes. Les fils de cuivre qu’elles renferment sont eux, par contre, conducteurs. Les matériaux sont donc conducteurs ou isolants. Une évidence? Pas pour les chercheurs du groupe de Physique Théorique des Matériaux de l’Université de Liège (ULiège).

Ils viennent de travailler sur certains matériaux composés, notamment les nickelates: des oxydes complexes « de structure perovskite ». Et ceux-ci, en fonction de la température, peuvent passer de l’état de conducteur à celui d’isolant électrique. Une variation qui se produit de manière abrupte… et réversible.

Le mécanisme microscopique mis au jour

Que se passe-t-il précisément au cœur de ces matériaux? C’est ce que le doctorant Alain Mercy a voulu savoir. Une métamorphose tout aussi inhabituelle qu’intrigante. Au sein du service de Physique Théorique des Matériaux du Pr Philippe Ghosez, il a pu démonter et expliquer le mécanisme microscopique à l’origine de ce changement d’état. Le jeune chercheur n’était pas seul pour mener à bien ses travaux. Il a pu compter sur la collaboration du Dr Jordan Bieder, chercheur permanent au CEA (Paris) et ancien post-doctorant à ULiège, mais aussi du Dr Jorge Iniguez, chercheur au LIST, l’Institut luxembourgeois des sciences et de la technologie.

Synthétisées pour la première fois en 1971, les nickelates de terre rare (de formule chimique ReNiO3 où Re est une terre rare apparaissant dans le bas du Tableau de Mendeleïev) ont retenu l’attention des chercheurs depuis leur découverte. C’est leur aptitude à changer brusquement d’état de conduction à une température particulière allant de 0 à 600 degrés Kelvin en fonction du composé considéré qui les a séduits.

Distorsion du cristal

L’origine de cette transformation restait jusqu’à ce jour relativement énigmatique, rendant prématurée son exploitation concrète au sein de dispositifs. « Le modèle le plus communément accepté associait la transition métal-isolant à une instabilité purement électronique induite par des interactions fortes entre les électrons (transition dite de Mott) », explique-t-on à l’ULiège.

L’étude d’Alain Mercy et Philippe Ghosez dévoile qu’il n’en est rien ! Ils démontrent que « la transition est avant tout d’origine structurale et pilotée par une distorsion particulière du cristal provenant d’un couplage inhabituel entre différents modes de vibration des atomes ».

L’électromagnétisme et la mécanique quantique à la rescousse

Ils expliquent aussi l’origine de ce couplage inédit en relation avec les propriétés électroniques spécifiques de ces composés (une transition dite de Peierls, mais d’un nouveau type). Cette découverte est le fruit d’une étude dite “ab initio”, une approche théorique extrêmement performante se basant sur les équations de la mécanique quantique et de l’électromagnétisme et permettant d’explorer et comprendre les propriétés des matériaux à l’échelle de l’atome.

« Cette étude a nécessité plus de trois ans de recherche acharnée et des milliers d’heures de calculs sur les ordinateurs puissants et performants du Céci (Consortium des Équipements de Calcul Intensif) », indique Alain Mercy.. « Le jeu en valait la chandelle. Non seulement notre étude fournit pour la première fois une vision unifiée de la transition métal-isolant dans cette intrigante famille que forment les nickelates, mais elle fournit également les clés pour comprendre comment manipuler cette transition dans les films minces (matériaux sous forme de couches ultraminces) et les nanostructures (matériaux structurés à l’échelle de l’atome), permettant d’entrevoir plus nettement de futures applications concrètes ».

Nouvelles applications en vue

Pour Philippe Ghosez, ce travail s’inscrit également dans un contexte plus large. « Non seulement le mécanisme que nous avons identifié dans les nickelates n’avait jamais été évoqué précédemment, mais il s’avère pertinent dans d’autres familles de composés telles que les ferrites (AFeO3) ou les manganites (AMnO3). Cette découverte est donc également un grand pas en avant dans une démarche plus globale visant à parvenir à une compréhension unifiée du comportement des composés de structure pérovskite qui constituent une des familles de composés inorganiques les plus largement utilisées de nos jours dans les dispositifs fonctionnels. »

L’étude théorique des propriétés des matériaux à l’échelle atomique qu’on pratique au sein du groupe de Physique Théorique des Matériaux de l’Université de Liège pose les fondements de futures innovations technologiques. La plupart des dispositifs qui nous entourent (ordinateurs, tablettes, smartphones, …) requièrent la combinaison de matériaux aux propriétés aussi particulières que variées. La découverte de matériaux et comportements nouveaux et inattendus ouvre la porte à de nouvelles révolutions dans ces domaines.

D’un point de vue un peu plus technique, voici le mécanisme identifié par Alain Mercy et ses collègues

© Alain Mercy, PhyTheMa@ULiège
© Alain Mercy, PhyTheMa@ULiège
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À haute température, dans les nickelates, tous les atomes de nickel (atomes verts) sont équivalents et possèdent un électron de valence qui se délocalise au sein du cristal produisant un état conducteur. En dessous d’une température critique, ces électrons viennent se localiser par paire sur un atome de nickel sur deux, produisant une transition brusque et réversible vers un état isolant. Souvent associée à des interactions électroniques fortes, cette transformation est expliquée aujourd’hui comme le résultat d’une distorsion spécifique et progressive du cristal avec la température. Cette distorsion atomique correspond à une « respiration » des cages d’oxygènes (atomes rouges formant des cages) qui entourent justement ces électrons et les pièges au sein des grosses cages (cages bleues). Agir sur cette distorsion ouvre la porte à une manipulation et une exploitation efficaces de la transition métal-isolant.

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