La méritocratie, au menu des 15 ans du Collège Belgique

31 janvier 2023
par Christian Du Brulle
Temps de lecture : 5 minutes

« Tim Berners-Lee mérite sa gloire et ses nombreuses récompenses, car il est à l’origine d’Internet et il en a fait un bien commun sans breveter son invention. Mbappé mérite son énorme salaire, c’est le meilleur joueur du monde. Juliette mérite le poste, elle est la candidate la plus qualifiée.»

Et ajoutons sous forme de clin d’œil que cette année, le Collège Belgique fête son 15e anniversaire, et qu’il le mérite bien également. Ce clin d’œil fait référence à la thématique de la leçon inaugurale de cette nouvelle saison, donnée au Palais des Académies à Bruxelles, par le Dr Pierre-Michel Menger: « la méritocratie et ses controverses ». Les quelques affirmations assénées ci-dessus sont reprises de sa leçon.

Diffusion des savoirs

Mais avant de revenir sur quelques éléments de cet exposé aussi brillant qu’accessible à tous, rappelons que le Collège Belgique est une initiative qui vise à rapprocher les sciences des citoyens et à leur donner des clés pour décrypter le monde complexe dans lequel nous vivons. Et pas besoin d’avoir fait une thèse pour participer (gratuitement) à l’une ou l’autre des leçons proposées à Bruxelles, Liège, Arlon, Namur, Charleroi ou Mons.

« La promotion des sciences et des arts est la plus importante des missions des Académies », rappelle en guise d’introduction du programme de l’année le Pr Didier Viviers, Secrétaire perpétuel de l’Académie royale des Sciences, des Lettres et des Beaux-Arts de Belgique. « Cette promotion passe nécessairement par la diffusion du savoir et une réflexion critique sur les modalités de sa construction. C’est à cette tâche essentielle qu’est consacré le Collège Belgique ». Rappelons que le Collège Belgique est une initiative de l’Académie royale de Belgique.

150 rendez-vous à l’agenda

« Parmi les nouveautés de cette année, remarquons une volonté d’ouvrir quelques conférences à l’heure du midi, mais aussi un ensemble d’interventions au cœur du Parlement de la Fédération Wallonie-Bruxelles, sur le thème de la démocratie », précise le Pr Viviers. Au total, quelque 150 rendez-vous émaillent le programme de l’année.

Retour à la leçon inaugurale sur la thématique de la méritocratie. Pierre-Michel Menger est philosophe et sociologue. Il est professeur au Collège de France, une institution partenaire du Collège Belgique depuis sa création. Il a consacré une grande partie de sa carrière à la recherche sur le travail créateur.
La tyrannie du mérite

« À peu près toutes les controverses sur la « tyrannie du mérite » portent principalement sur l’éducation et sur les inégalités de chance et de réussite scolaire. Et ce, avec une intensité croissante au rythme de la massification de l’enseignement secondaire, et puis de
l’enseignement supérieur », dit-il. « Bien entendu, cette méritocratie est en lien étroit avec le type de travail auquel il donne ensuite accès et à la notion de réussite: professionnelle, mais aussi personnelle. »

D’où vient cette notion de méritocratie? Pierre-Michel Menger rappelle que cette terminologie fait son apparition dans les années 1950. Sa fréquence d’utilisation augmente peu à peu, pour véritablement exploser en francophonie comme dans le monde anglo-saxon à partir de l’année 2000. Dès 2010, la popularité de ce vocable commence à décliner dans la littérature.

« Le vocable est construit sur le modèle de la démocratie », explique le sociologue. « Mais si la démocratie, on l’honore, ce n’est pas vraiment le cas de la méritocratie. »

Tissant des liens entre éducation et travail, élites et réussite, il s’interroge sur la tyrannie du diplôme. Il prend comme exemple la Chine, qui a fabriqué dans un premier temps ses élites en sous-traitant leur formation aux États-Unis, pour désormais le faire elle-même.

Plusieurs pyramides du mérite

Pierre-Michel Menger cite aussi un des pionniers de la critique de la méritocratie. « Michael Young, par ailleurs inventeur du néologisme « méritocratie », définissait, en 1958 le mérite comme une fonction à deux variables : talent + effort. Il faut ajouter une variable aléatoire : la chance », estime l’orateur.

Et continuant sur Young, et s’interrogeant sur ce que signifie une « vie réussie », il dit aussi : « Le danger inhérent à la méritocratie est que l’on accorde une trop grande importance à une seule dimension du mérite, à la fois en termes d’estime qui lui est accordée et en termes de récompenses matérielles qu’elle suscite. Quelqu’un qui a la capacité, par exemple, de fabriquer des objets artisanaux que les gens veulent acheter est reconnu et récompensé. Quelqu’un dont les compétences sont moins tangibles, mais tout aussi précieuses d’un point de vue social plus large, comme le professeur dévoué à ses élèves, risque de voir ses mérites ignorés. »

« Les relations sociales dans leur ensemble devraient être constituées de manière à reconnaître et à récompenser de multiples types différents de mérite, de sorte qu’au lieu d’avoir une seule pyramide du mérite, comme c’est le cas dans le modèle critiqué par Young, et comme ce serait le cas dans une société où le mérite économique compterait seul, il y aurait plusieurs pyramides : la contribution économique serait un type de mérite, l’éducation et l’érudition un autre, les réalisations artistiques un troisième, le service public encore un autre, et ainsi de suite. »

« Si chacun de ces mérites a son propre mode de rétribution, il peut y avoir suffisamment d’incommensurabilité entre les différents types de mérite pour qu’aucune échelle unique de mérite ne puisse être construite : nous ne pouvons pas classer les gens selon le mérite tout court. Dans la mesure où un tel pluralisme peut être atteint, le principe du mérite est compatible avec un égalitarisme où l’égalité est atteinte non pas en répartissant tous les avantages de manière égale, mais en permettant différentes personnes d’exceller dans différentes sphères sociales. »

Rappelons que toutes les leçons du Collège Belgique sont filmées et accessibles sur le site de l’Académie royale.

Haut depage