De 1988 à 2017, la Belgique a perdu pas mal de ses fleurons: Sabena, Petrofina, Tractebel, Electrabel, Fortis, GBL, Delacre, Lampiris… D’importants centres de décision ont quitté le pays. Les docteurs en histoire de l’Université Catholique de Louvain (UCL), Vincent Delcorps, Anne-Sophie Gijs et Vincent Dujardin ont recueilli les confidences de 72 acteurs-clés ou témoins privilégiés. Présentés dans «Paroles de patrons» aux éditions Racine, ces propos permettent aux auteurs de proposer des hypothèses, des éléments d’information inédits. Ils sont confrontés les uns aux autres. Ainsi qu’aux faits historiques.
Des groupes s’en sortent remarquablement
«Le tableau ne doit pas être trop noirci, même s’il est impossible de savoir comment se serait comportée l’économie belge si elle avait perdu moins d’entreprises», juge Vincent Dujardin. «Certains groupes belges s’en sortent de façon remarquable, grâce à leur esprit d’innovation, à leur vision à plus long terme, à leur capacité de s’ouvrir à l’international tout en gardant un ancrage belge.»
«Les cas d’UCB, Ackermans & Van Haaren, AB-InBev, Solvay, Carmeuse, Lhoist, Sibelco, KBC, Umicore, IBA, EVS, Bekaert, Colruyt, Ageas, Barco, Melexis et D’Ieteren peuvent être cités parmi d’autres. Les Belfius, Proximus, Telenet, Bpost restent aussi belges.»
La Région wallonne a investi dans des secteurs innovants. Comme la technologie environnementale, l’aéronautique, l’agroalimentaire ou la biotechnologie santé et les technologies médicales avec le pôle de compétitivité BioWin. À Seraing, CMI, l’usine métallurgique établie par les frères Cockerill en 1817, a réussi sa reconversion en concevant, modernisant des équipements pour l’énergie, la défense, la sidérurgie, l’environnement. Tout comme la Sonaca, à Gosselies, qui a lancé une OPA amicale, une offre publique d’achat, sur l’étatsunienne LMI Aerospace comptant notamment Boeing parmi ses clients.
«L’approche sectorielle est désormais la bonne, car croire que, dans le monde d’aujourd’hui, la Belgique, ou a fortiori une région, jouit d’une capacité d’influence sur l’ensemble des secteurs industriels et économiques est contredit par les faits.»
Les universités sont fantastiques
Les universités participent à cette dynamique. «Nous avons des universités fantastiques», souligne Luc Bertrand, président du conseil d’administration du groupe Ackermans. «Ce sont des lieux très importants pour la Belgique de demain. D’ailleurs, le seul poste pour lequel je ne couperai jamais un euro de subside, ce sont les universités.»
Vincent Delcorps s’est penché sur la taille des banques, la faillite de la Sabena, la chute de la Société Générale de Belgique. Anne-Sophie Gijs s’est intéressée aux structures familiales. Ces entreprises où des actionnaires, unis par des liens familiaux, possèdent une part significative du capital et exercent une influence effective.
Selon l’enquête Safe réalisée par la Commission européenne et la Banque centrale européenne, 62% des PME familiales en Belgique s’attendent à une progression de leur activité en 2015-2017.
Modifier ou momifier
«En Belgique, pas moins de 123.000 entreprises, soit 77% du total, sont des entreprises familiales», relève la chargée de cours à l’UCL. «En Flandre et en Wallonie, les sociétés familiales procurent plus de la moitié des emplois et produisent 46% de la valeur ajoutée. Ces entreprises cherchent à durer et cette inscription dans le long terme constitue non seulement une valeur, mais aussi un objectif. Leur vocation et leur vision transgénérationnelles outrepassent le profit à court terme. Et contribuent à expliquer leur résistance aux crises.»
«L’innovation est un maître mot et constitue une sorte de leitmotiv scandé par de nombreux dirigeants familiaux que nous avons rencontrés: modify or mummify».
La cohésion familiale n’est pas facile à maintenir: Côte d’Or et Delhaize sont victimes de divergences de vues entre les familles actionnaires. Communiquer, se rencontrer entre générations pour rappeler l’histoire de la société et les valeurs qu’elle défend sont des clés pour entretenir le feu sacré. Une logique revendiquée par Daniel Janssen, président pendant 22 ans du comité exécutif puis du conseil d’administration de Solvay. Le groupe de chimie, issu d’une soudière implantée par les frères Solvay en 1863 à Couillet, emploie quelque 1.700 personnes en Belgique.