Travailler 24 heures d’affilée, et jusqu’à 72 heures par semaine: tel est le quotidien des médecins urgentistes. Un rythme soutenu qu’ils maintiendraient grâce à des stratégies informelles de gestion du risque.
Ces stratégies viennent de faire l’objet d’une recherche menée par Pierre Bérastégui, doctorant au Laboratoire d’Ergonomie Cognitive et d’Intervention au Travail de l’Université de Liège (ULiège).
De la fatigue à l’erreur médicale
Commencée en 2014, l’étude vise à identifier ces fameuses stratégies de gestion, à déterminer quand elles doivent être mobilisées et à évaluer leur efficacité.
Pierre Bérastégui a ainsi suivi 25 médecins urgentistes travaillant au CHU de Liège. Dans un premier temps, il leur a demandé de noter les effets de la fatigue dans leur travail. Puis de décrire les stratégies qu’ils mobilisent personnellement pour faire face à ces effets.
« Les médecins ont rapporté 28 effets liés à la fatigue, 12 stratégies visant à réduire la sensation de fatigue et 21 stratégies visant à limiter les erreurs induites par la fatigue » indique le chercheur.
Concernant les signes de fatigue, les praticiens ont relevé des effets physiologiques, tels que des troubles de la vision, des tremblements, ou encore des maux de tête.
« Ces effets physiologiques entraînent à leur tour une détérioration de la performance au travail. Dans ses manifestations les plus aigües, leur fatigue est associée à des omissions ou autres erreurs d’inattention » expose-t-il.
Conséquence finale de cet épuisement ? Des erreurs médicales sont commises. Afin d’éviter d’en arriver là, les médecins travaillant aux urgences mobilisent deux types de stratégies.
Sieste, musique et méthode ABC
Les premières, les stratégies de « réduction », cherchent à réduire l’état de fatigue. « Les médecins ont notamment rapporté différentes stratégies de gestion du temps de repos, tels que l’anticipation et le regroupement stratégique de tâches durant les nuits de garde ».
Les médecins mettent également en place des «rafraîchissements physiologiques» (boissons énergétiques, le sport, les douches froides…). Mais aussi des «rafraichissements psychologiques» qui englobent les discussions entre collègues, écouter de la musique, ou encore méditer.
Le 2e type de stratégies, les « modératrices », ont pour but de limiter le risque d’erreurs malgré leur fatigue.
Ecoutez Pierre Bérastégui les exposer:
L’étude a ainsi permis de mettre en lumière plusieurs stratégies informelles, qui pourraient à terme devenir de réels protocoles officiels.
Des protocoles actuels insuffisants
Des données d’autant plus utiles quand on sait que l’unique protocole de gestion de la fatigue est de limiter le temps de travail. Ce qui n’est pas toujours efficace.
« Le contrôle du temps de travail est réalisé par l’hôpital, qui ne peut pas vérifier les heures prestées par les médecins dans d’autres centres hospitaliers. Ainsi, il n’est pas impossible que certains médecins dépassent la limite légale en vigueur », fait savoir le scientifique.
Quant à la gestion des risques liés à la fatigue, rien n’existe…
Avant de construire des protocoles officiels, il est nécessaire, selon Pierre Bérastégui, de former les médecins à évaluer leur état de fatigue. L’étude a en effet montré que les praticiens sont plutôt mauvais à ce jeu-là.
« Gérer efficacement le risque associé à la fatigue repose sur les stratégies citées. Mais aussi sur une bonne auto-évaluation de son état de fatigue. Pourtant, nos résultats suggèrent qu’il existe un véritable manque à ce niveau dans le cursus des médecins urgentistes ».
« Un module de formation à l’hygiène du sommeil pourrait certainement améliorer leur qualité de vie au travail. Quand et comment faire une sieste ? De quelle durée ? etc. ».
Bien faire et bien-être
L’autre constat relevé par l’étude reste l’épuisement émotionnel des praticiens. Les stratégies modératrices permettent de maintenir en place le système. Mais au détriment du bien-être des praticiens. Qui ont des chances d’aboutir à un burn-out.
Pour pallier ces problèmes, cette étude propose des idées très concrètes. Dont la « gestion biomathématique » des horaires.
Un modèle informatique recueillerait des données individuelles pour chaque médecin (agenda de sommeil, horaires de travail, chronotype, etc.), afin de déterminer les jours et heures où il serait le plus efficace. Le but : prédire les besoins à échelle humaine et non plus à celle de l’hôpital.
« Une gestion biomathématique des horaires serait susceptible de conduire à une perte de rentabilité à court terme pour l’hôpital. En revanche, la diminution attendue des erreurs médicales et des pathologies liées au sommeil chez les médecins entraînera une baisse des coûts sur le long terme » conclut le chercheur.